Journée du 17 octobre

On ne triche pas avec l’Histoire, sous peine de connaître des jours plus sombres encore.

Vénissieux se souvient … Hier en fin de journée, nous étions réunis à l’occasion de la cérémonie à la
mémoire des nombreux Algériens tués lors des manifestations pacifiques du 17 octobre 1961. A ce
sujet, nous pouvons tous saluer le travail des historiens, mais aussi des associations et des collectivités locales. Chacun a cherché la même chose : la vérité, les faits et le contexte des faits, la mémoire enfin restituée
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« L’horreur fut à son comble quand nous vîmes des policiers traîner sur le sol des corps d’Algériens inertes. Ils les traînaient par les bras, par les vêtements, par le col, puis ils les entassaient les uns sur les autres à même le sol, devant le portail du n° 5 du boulevard Poissonnière, à l’enseigne d’un journal qui s’appelait Noir et Blanc et qui faisait partie de l’immeuble du cinéma le Rex. » L’homme qui tient ces propos au procès de Maurice Papon s’appelle Georges Azenstarck. Il est moins connu que Doisneau ou autres, mais c’est pourtant la première mémoire de la nuit d’horreur du 17 octobre 1961. Photo-reporter, salarié du journal L’Humanité entre 1956 et 1968, il immortalisait et observait la vie des ouvriers, des pauvres, dans les bidonvilles et taudis de la banlieue parisienne des années 50-60.

Le 17 octobre 1961 est arrivé à lui, sous les fenêtres du journal, quand la police de Papon tirait sur des manifestants algériens pacifistes. Une nuit de haine, une nuit abjecte, d’horreur, une nuit noire, tache indélébile dans l’histoire de la France. Car la violence de la répression policière fut d’une brutalité sans précédent. Certains historiens estiment même qu’elle fut « la plus violente et la plus meurtrière qu’ait jamais subie une manifestation de rue désarmée dans toute l’histoire contemporaine de l’Europe occidentale ».

Le contexte est de plus en plus tendu. En Algérie et en France, les massacres et attentats se multiplient. Alors que le général de Gaulle promet en novembre 1960 une amélioration du niveau de vie des Algériens grâce aux réformes du plan de Constantine, des milliers d’entre eux occupent une première fois la rue et défilent à Alger en réclamant l’indépendance. Les autorités sont prises de court et la protestation se solde par un bain de sang avec près de 200 victimes algériennes, dont des femmes et des enfants.

A l’automne 61, alors que le chef de l’Etat veut reprendre les négociations en position de force, il donne donc des consignes très strictes à Maurice Papon. Pour interdire toute manifestation à Paris, ce dernier impose un couvre-feu s’appliquant aux seuls Nord-Africains. En garantissant l’impunité à ceux qui pourraient faire usage de leurs armes, Papon délivre quasiment un « permis de tuer ». Ce qui suit est terrible : une chasse à l’homme, au faciès, dans les rues de Paris, un terrible cauchemar. Cette répression sanglante s’abat sur une manifestation pacifique, au cours de laquelle 20 000 hommes, femmes et enfants franco-algériens entendent dénoncer le couvre-feu que vient d’instaurer le préfet de police, Maurice Papon. Au cinéma du Rex, des rafales de mitraillettes sont entendues. Un car de police fonce sur la foule Boulevard Bonne-Nouvelle.

Dans tous les lieux d’arrivée des manifestants, des rafles s’organisent, elles se transforment très vite en ratonnade. Des manifestants sont pourchassés dans les rues, les coups pleuvent, la répression policière est démesurée, violente et incontrôlable. Des manifestants sont ainsi jetés dans la Seine, depuis les ponts de Clichy, de Bezons, d’Asnières. Plus de 11500 personnes ont été arrêtées, notamment au Palais des Sports réquisitionné ce soir-là en lieu et place d’un concert de Ray Charles.

Des milliers d’Algériens sont expulsés, d’autres en détention. Au lendemain de cette nuit sanglante, le pouvoir ne reconnaît la mort que de deux personnes pour 64 blessés. Très vite se mettent en place le déni et l’occultation, l’omerta, la censure et la raison d’état. On ferme la porte sur l’horreur, on ne veut pas voir ni savoir. A l’Elysée, silence radio. Jamais le général de Gaulle ne s’exprimera sur cette nuit du 17 octobre. Etait-il au courant ? Les archives qui viennent d’être déclassifiées le confirment : le président de la République a su très vite que la police avait participé à ce que l’on peut appeler un crime d’Etat. Dans une note confidentielle, le conseiller du Général évoque la disparition de 54 algériens. Il signale que certaines personnes auraient été noyées dans la Seine, abattues par balles ou étranglées.

En conclusion, le haut fonctionnaire alerte de Gaulle, je le cite : « il est malheureusement probable que des enquêtes pourront aboutir à mettre en cause certains fonctionnaires de police ». Dans une réponse manuscrite, le chef de l’état répond : « il faut faire la lumière et poursuivre les coupables ». Et il s’en prend directement à son ministre de l’Intérieur, qu’il juge laxiste par rapport aux dérives de la police. Pourtant, il ne se passera rien. Les ministres de l’Intérieur Roger Frey et de la Justice Bernard Chenot ont été confirmés dans leurs fonctions, de même que Maurice Papon, qui a toujours nié les violences policières. Ce dernier a certes été condamné en 1998, mais pour complicité de crimes contre l’humanité dans le cadre de la déportation de juifs entre 1942 et 1944. Aucune procédure contre les policiers ne sera engagée. De Gaulle se sait en position de faiblesse et laisse son premier Ministre Michel Debré, à qui il doit beaucoup pour son retour en 1958, poursuivre sa ligne dure à l’égard de l’Algérie.

Le 17 octobre 1961 entre ainsi dans l’oubli. Et il y restera plus de 30 ans. Le bilan officiel s’établit à deux morts, puis trois le lendemain. Pourtant, l’historien Pierre Vidal-Naquet parle aussitôt de « pogrom ». Les mots rafle, ratonnade se répandent. La vérité est qu’ils seront 12 000 algériens à être arrêtés, à Coubertin ou ailleurs. Blessés, frappés par les forces de l’ordre, certains mourront dans les jours qui suivent. La vérité aujourd’hui fait état de 200 à 300 morts, et non trois comme l’Etat français l’annonce.

Des voix pourtant s’étaient élevées. La première trace de mémoire de cette nuit d’horreur, c’est le film « Octobre à Paris », de Jacques Panijel, qui recueille des témoignages des survivants. Il échappe de peu à la saisie, puis est interdit par les autorités après le refus d’un visa d’exploitation. Il y a aussi le livre de Paulette Péju, « Ratonnades à Paris », saisi chez l’imprimeur. Il faudra attendre les années 2000 pour qu’il soit réédité. Et puis des rumeurs sont colportées : les Algériens se seraient entre-tués, fruit des divisions entre les mouvements indépendantistes, ou encore auraient tiré sur la police. Ni l’une ni l’autre n’est vraie.

A l’Assemblée, au sujet des violences policières, le ministre de l’intérieur assure qu’il n’a pas eu, j’ouvre les guillemets, « le début du commencement d’une ombre de preuve ». L’Etat français instille un doute, crée un écran de fumée.

Dans la mémoire collective, la répression du métro Charonne en 62, au cours de laquelle 9 manifestants contre l’OAS et pour l’indépendance algérienne trouvent la mort, relègue au second plan le 17 octobre. En pleine négociation, le FLN n’ouvre pas non plus le chapitre de cette nuit abominable.

Les années 70 continueront le travail d’amnésie, et malgré quelques dossiers spéciaux dans les colonnes de Libération au début des années 80, qui trouvent peu d’échos, cette nuit de toutes les tragédies rejoint l’ombre de l’histoire, s’éloigne d’un récit collectif partagé. Le pire même est qu’une forme d’autocensure s’installe dans les familles algériennes entre les différentes générations. L’espoir d’un retour au pays s’est envolé, et les témoins du massacre se murent dans le silence, de peur de pénaliser et de porter préjudice à leurs enfants qui feront leur vie en France.

Il faudra donc attendre 30 ans, et l’onde de choc d’un livre de Jean-Luc Einaudi, « La bataille de Paris », pour que l’histoire et les responsabilités de chacun sortent du déni, de la compromission et du silence. Mort en 2014, on doit donc beaucoup au travail de l’historien qui a su éclairer sous une lumière crue et vive un terrible chapitre de notre récit national.

Bien sûr, chacun aimerait que l’histoire corresponde à ses souhaits, mais quand elle est contraire aux valeurs que l’on porte, il faut savoir aussi la regarder en face.

L’historien Benjamin Stora a raison quand il dit : « Le refus de regarder le réel a provoqué des retours de mémoire extrêmement durs qui ne poussent pas vers un apaisement mais au contraire vers une concurrence mémorielle à l’intérieur de la société française ». On ne triche pas avec l’Histoire, sous peine de connaître des jours plus sombres encore. Elle a, elle aussi, horreur du vide, ce vide qui profite aux populistes et à tous ceux qui veulent l’instrumentaliser à des fins partisanes ou politiques.

Au sujet du 17 octobre, nous pouvons tous saluer le travail des historiens, mais aussi des associations et des collectivités locales. Chacun a cherché la même chose : la vérité, les faits et le contexte des faits, la mémoire enfin restituée. La lucidité est le chemin le plus escarpé, le plus rude, il est pourtant le seul où il faut s’engager pour réconcilier les peuples et les mémoires, le seul à suivre pour mesurer combien la guerre d’Algérie fut une tragédie et un drame horribles, qui résonnent encore dans notre présent. A nous donc de continuer d’œuvrer pour une vérité historique, assumée, partagée, afin de nous éloigner du pire : le déni, l’indifférence, le silence et l’oubli. Je vous remercie.

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