Journée nationale à la mémoire des victimes de la déportation

Ceux qui jouent avec cette mémoire-là, ceux qui propagent la haine de l’autre, sont irresponsables.

Ce 22 avril, le rendez-vous était fixé au nouveau cimetière pour une cérémonie commémorative de la journée nationale à la mémoire des victimes de la déportation. Les rescapés des camps disparaissent peu à peu, faisons tout, absolument tout ce qui est en notre pouvoir, en éduquant, en transmettant, pour que leurs voix, leurs paroles restent en vie, ne s’effacent pas dans la nuit des temps. Il est de la responsabilité de chacun de ne pas recréer les conditions de l’oubli, meilleur allié pour répéter l’innommable dont nous ne serons jamais protégés.

Ce sont des bouts de papier, des lettres, griffonnés à la hâte, dans l’urgence et la peur. Ils sont écrits à Drancy, dans des wagons à bestiaux, par des déportés juifs, par des anonymes, en route vers les camps d’extermination. Leurs auteurs seront tous assassinés quelques mois plus tard, à Auschwitz, Sobibor, Bergen-Belsen, dans les camps d’extermination du régime nazi. Certains courriers ont pu être postés, d’autres seront jetés le long des rails au cours du trajet vers une mort annoncée, derniers témoignages poignants adressés aux proches. Le Mémorial de la Shoah en a collecté près de 10 000. Que nous disent ces messages, lancés comme des bouteilles à la mer ?

En premier lieu, le doute sur la destination. « Me voici dans le train à bestiaux qui va me conduire je ne sais où », dit Jeanne Kramarche à une amie. Elle sera assassinée à Auschwitz, quelques jours plus tard, à l’âge de 34 ans. D’autres s’interrogent encore, vers où mais surtout vers quoi partons-nous ?

23 juillet 42, un père écrit à sa fille, j’ouvre les guillemets : « Ne t’inquiète pas pour nous, tout va très bien. Veille à ce que tout soit en ordre à la maison et mange bien pour être en bonne santé ». Le père et la mère ne reviendront jamais d’Auschwitz.

Mais après le doute s’installent l’angoisse et le sentiment d’être condamné, de mourir loin de ses proches. Tel ce mot, de deux parents : « Mes très chers enfants, nous vous écrivons cette carte à titre d’adieu pour que vous ayez un souvenir de nous ».

Terrible, horrible, comme cette lettre de Dora à Georges, son mari. Elle écrit : « J’emporte dans mon cœur l’image de notre bonheur, hélas de si courte durée. Pardonne-moi de t’avoir fait de la peine. Je ne savais pas. Prends tout ce qui est à moi. Je te le donne. Profite de la vie, tu y as droit plus que tout autre ».

Etre arraché, déraciné de sa propre existence, c’est cela la déportation d’hommes, de femmes, d’enfants innocents, jetés vers les camps de la mort.

Ces lettres recueillies, écrites à Drancy ou dans des centres d’internement en France, sont les fragiles mais permanentes lucioles de notre mémoire collective, face à cette rupture de civilisation qu’a été l’holocauste, entreprise de la mort industrialisée, préméditée et pensée économiquement. La mort par centaine de milliers doit être rentable, viable, ne pas trop coûter…

Ces derniers mots nous rappellent aussi combien la responsabilité de l’Etat Français fut lourde à partir de l’été 42 dans la collaboration et la déportation des juifs de France, une tache noire indélébile dans l’histoire de notre pays.

De mars 42 à la Libération, il y eut environ 75 convois de déportation partis de France, notamment depuis le camp de Drancy à destination d’Auschwitz. Plus de 75 000 Juifs, dont près de 11 000 enfants, seront déportés de France entre mars 1942 et août 1944. A peine 3% des déportés survivront.

Les camps d’extermination, ce sont des chiffres insoutenables, impensables. Au moins 6 millions de victimes dont près de 3 millions dans les chambres à gaz.

  • A Treblinka : 800 000 morts.
  • Belzec : 435 000.
  • Sobibor : plus de 150 000.

En cinq ans, plus de 1 100 000 hommes, femmes et enfants meurent à Auschwitz, dont 900 000 dès le premier jour de leur arrivée.

A Ravensbrück, le camp des femmes, 90 000 environ trouvent la mort tandis que d’autres font l’objet d’expérimentations médicales innommables et indicibles de la part des médecins SS. Ces dernières, plâtrées après qu’on ait introduit des morceaux de verre et des bactéries dans leurs jambes, étaient appelées les Lapins de Ravensbruck. Peut-on aller plus loin dans la barbarie, dans l’ignoble, dans l’abject que le IIIème Reich et ses théories racialistes. Peut-on au fond de chacun de nous penser l’impensable, imaginer l’impensable, le concevoir, mettre des mots sur tant de corps décharnés, de regards cernés.

Pourtant cet impensable a été, et il a ouvert un gouffre dans lequel la société des hommes est tombée, le XXème siècle rompu.

Pourquoi ces hommes, ces femmes, ces enfants ont-ils été assassinés ? Parce qu’ils étaient juifs. Parce qu’ils étaient tziganes. Parce qu’ils étaient communistes, socialistes, syndicalistes. Parce qu’ils étaient résistants. Parce qu’ils étaient homosexuels. Parce qu’ils étaient handicapés. Parce que les nazis considéraient les asociaux comme des êtres qui entravaient et dérangeaient les normes collectives du IIIème reich.

L’altérité gêne, contrarie, il s’agit selon le IIIème Reich de donner naissance à l’homme nouveau, la race aryenne la plus pure. Il s’agit donc d’éliminer l’autre, son regard, ses origines, sa culture, son passé, de supprimer toute différence. A-t-on jamais atteint un tel seuil de barbarie dans l’histoire des hommes ?

Non, jamais, je dis bien jamais une telle entreprise de destruction n’avait été imaginée, conçue et programmée jusqu’alors.

L’horreur nazie, l’horreur de Goebbels, Himmler, Heydrich, Mengele, Hitler et tous les autres, se situe là, dans la bascule d’hommes, non pas fous mais cultivés et d’éducation bourgeoise pour la plupart, vers un système totalitaire, abject où ne règne plus que l’idée d’extermination, de destruction et d’élimination de l’autre.

Il faut bien comprendre que le système concentrationnaire s’en prend tout autant au corps qu’à l’état psychologique de l’individu. Les déportés sont des identités bafouées, niées. Ils n’existent pas en tant que personne mais en tant qu’esclave, que force de production temporaire.

A la moindre faiblesse, la moindre maladie, vous êtes condamnés, envoyés dans les chambres à gaz. Vous n’êtes plus un nom, vous êtes une statistique, un numéro, un chiffre.

Imre Kertesz, l’un des survivants d’Auschwitz, décédé en 2016, prix Nobel de littérature en 2002, parle très bien de cette aliénation biologique et chronologique du corps, que le camp de concentration et les humiliations répétées imposent à chaque être humain.

Le temps concentrationnaire accélère la décomposition de toute chose, de l’identité à l’enveloppe corporelle, c’est ce temps-là que vit tout déporté.

L’écrivain hongrois le dit en ces mots si puissants, j’ouvre les guillemets : « Je peux affirmer qu’il y a des notions que nous ne pouvons comprendre totalement que dans un camp de concentration. Je n’aurais jamais cru, par exemple, que je me transformerais si vite en vieil homme flétri. Au pays, il faut du temps pour cela 50 ou 60 ans au moins ; au camp, trois mois ont suffi pour que mon corps me trahisse. Je peux affirmer qu’il n’y a rien de plus pénible que de comptabiliser jour après jour ce qui meurt en nous. A la maison, même si je n’y accordais pas trop d’attention, j’étais dans l’ensemble en harmonie avec mon organisme, j’aimais pour ainsi dire cette machinerie ».

Tout du début à la fin, depuis Wannsee et le choix de la solution finale jusqu’à la fuite des allemands et Les Marches de la mort, qui ont provoqué la mort d’au moins 250 000 déportés, de froid, d’épuisement, le corps brisé, gelé, tout relève du cauchemar, mais un cauchemar éveillé, un cauchemar debout.

Ceux qui jouent avec cette mémoire-là, ceux qui propagent la haine de l’autre, sont irresponsables. Les révisionnistes en tout genre, les pyromanes xénophobes d’extrême droite devraient se regarder dans une glace, avoir honte de leur propre image.

Les rescapés des camps disparaissent peu à peu, faisons tout, absolument tout ce qui est en notre pouvoir, en éduquant, en transmettant, pour que leurs voix, leurs paroles restent en vie, ne s’effacent pas dans la nuit des temps. Il est de la responsabilité de chacun de ne pas recréer les conditions de l’oubli, meilleur allié pour répéter l’innommable dont nous ne serons jamais protégés.

Edith Bruck, un des derniers témoins de la Shoah, auteur des livres « Le pain perdu » et « Pourquoi aurais-je survécu ? » lutte contre l’effritement de la mémoire, avec ses mots, avec la beauté et dureté de sa langue. Elle relaie la parole de Primo Levi ainsi : « Il me disait : tu te rends compte, ils nient déjà. Avec nous encore en vie ! Il m’assurait qu’après notre mort les mystificateurs, les nouveaux haïsseurs, les négationnistes se multiplieraient. Comme il avait raison ».

Car témoigner n’a pas été facile, comme elle nous le rappelle  : « N’apporte pas Auschwitz à la maison, me disait-on. Personne ne voulait m’entendre. Alors j’ai décidé de parler au papier. Le papier écoute tout ». La disparition, accidentelle ou suicidaire, de Primo Levi attriste aujourd’hui encore Edith Bruck : « Ta figure tutélaire nous manque, nécessaire comme l’eau à l’assoiffé, la lumière au non-voyant. Notre devoir est de vivre et jamais de mourir. Pourquoi Primo ? ».

Comme Charles Jeannin, comme le couple Aubrac, la romancière rappelle le devoir de transmission qui est aussi le nôtre : « Nos vies ne nous appartiennent pas, elles appartiennent à l’histoire.

Moi qui porte en moi six millions de morts qui demandent à l’homme de se souvenir, à l’homme qui a si peu de mémoire, pourquoi aurais-je survécu, sinon pour témoigner avec toute ma vie, avec chacun de mes gestes, chacune de mes paroles ».

A l’heure où l’actualité nous rappelle combien l’horreur de la guerre peut surgir dans toute sa bestialité, à l’heure où nous mettons le doigt sur la fragilité de la paix, quels que soient les continents, sous quelques latitudes, souvenons-nous que l’oubli et l’indifférence sont les premiers complices des morsures de l’Histoire.

Je vous remercie.

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