65ème anniversaire de la libération des camps

Le 25 avril 2010

Ci-après l’intervention de Michèle Picard lors de la commémoration du 65ème anniversaire de la libération des camps.

Le 25 avril 2010

Ci-après l’intervention de Michèle Picard lors de la commémoration du 65ème anniversaire de la libération des camps.

Monsieur le Député,
Monsieur le Sénateur,
Madame, Monsieur les conseillers généraux,
Madame la première adjointe,
Mesdames, Messieurs les élus,
Messieurs les représentants des associations d’anciens combattants,
Mesdames, Messieurs,

« L’homme avait donné des leçons à l’enfer ». Cette phrase est de Malraux, et les portes que le IIIème Reich avait ouvertes ne sont toujours pas refermées, et ne le seront jamais. 65 ans après, elles donnent toujours sur le même gouffre. En bas, sous nos pieds, le sol continue de se dérober. Lorsque l’homme entre dans l’enfer des hommes, il ne sait pas que l’attendent l’innommable, l’ignoble, la démence. Il voit des corps décharnés, mutilés, empilés, des chairs meurtries, brûlées, il voit des ombres de vie. Il touche du doigt le néant. Il voit des regards qui s’excusent d’apercevoir la lumière. Il voit, devant lui, l’impensable !

Le XXème siècle est fini, cassé en deux, brisé net. 65 ans après, nul ne regarde les wagons des trains de la même façon. 65 ans après, nul n’entend leur bruit de fer et de fureur sans imaginer des mains anonymes accrochées aux barreaux, des visages émaciés déjà dissous dans un ailleurs. 65 ans après, Auschwitz, Birkenau, Buchenwald, Dachau, Treblinka ne sont plus des noms propres, des noms de villes. Auschwitz, Birkenau, Buchenwald sont devenus les symboles de la barbarie! 65 ans après, le langage n’est plus le même. 65 ans après, les mots nous manquent, ils nous brûlent toujours.

Dans son livre « L’écriture ou la vie », Jorge Semprun est explicite. Je le cite : « Il y aura des survivants, certes. Moi, par exemple. Me voici survivant de service, opportunément apparu devant ces trois officiers d’une mission alliée pour leur raconter la fumée du crématoire, la chair brûlée sur l’Ettersberg, les appels sous la neige, les corvées meurtrières, l’épuisement de la vie, l’espoir inépuisable, la sauvagerie de l’animal humain, la grandeur de l’homme, la nudité fraternelle et dévastée du regard des copains.

Mais peut-on raconter ? Le pourra-t-on ? Pourtant un doute me vient sur la possibilité de raconter. Non pas que l’expérience vécue soit indicible. Elle a été invivable, ce qui est tout autre chose, on le comprendra aisément. Autre chose qui ne concerne pas la forme d’un récit possible, mais sa substance »

Regardez de face un tableau de David Olère, peintre rescapé d’Auschwitz, et vous reculerez sous le choc. Posez deux mots simples, pourquoi, comment, et le vertige vous saisira. Ce n’est pas une machine de guerre qui s’est mise en route, mais une machine d’extermination.

Dans le vocabulaire du IIIème Reich déjà, où le terme de « sous-hommes » englobe les populations juives, tziganes, opposants politiques, handicapés, asociaux, homosexuels, etc.

Au-dessus, il y a la race aryenne, la « race pure ». Il faut exclure par cercles concentriques : exclure de la vie économique, exclure de la vie sociale, exclure, au final, de la vie tout court. La mort est programmée, calculée, il faut l’industrialiser, lui donner une viabilité économique. Tuer ne suffit plus, il faut éliminer en masse, il faut éliminer vite et à moindres coûts.

C’est la première fois que l’homme et un régime politique mettent en œuvre une industrialisation de la mort. La vie en soi ne compte plus, la vie est un chiffre, qui, additionné, dessine les contours de populations diverses à rayer de la carte.

La démence du IIIème Reich est telle qu’elle en devient aberrante. Comment éliminer tant de monde ? La mise en pratique dépasse le concept même, le tout basculant dans la folie pure. Juin 41 : Opération Barbarossa en Europe de l’Est : les 3000 hommes des Groupes d’Intervention posent les premiers jalons.

Ils exécutent les ordres en cherchant de nouvelles méthodes d’élimination : les femmes sont tuées à bout portant, exécutées selon la technique de « la sardine », de façon à ce que les corps basculent tête-bêche, qu’ils soient en quelque sorte déjà bien rangés. Il faut gagner du temps. A Kiev, 33 575 juifs sont éliminés en 48 heures. Mais ça ne suffit pas. Alors on expérimente, on se « perfectionne ». Les ingénieurs cogitent sur les premiers camions à gaz. Les résultats sont mitigés.

Les gens vomissent avant de mourir, la consommation d’essence est trop élevée, surtout en temps de guerre, il faut nettoyer les camions après les basses œuvres. Reinhard Heydrich, bras droit d’Himmler, est chargé de trouver « La » solution. Il a déjà été impliqué dans l’organisation de la nuit de Cristal et la formation des Groupes d’Intervention.

Convaincu qu’Hitler veut débarrasser l’Allemagne des juifs, il projette de déporter l’ensemble de la population juive sur l’île de Madagascar ! Cette hypothèse ne convainc pas. La réponse doit être radicale et surtout sans rémission.

Ce ne sont plus les juifs d’Allemagne qui sont concernés, mais les juifs d’Europe ! La conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942, officialisera la solution finale. Voilà ce que dit Heydrich : « Les juifs de l’Est devront être mobilisés pour le travail avec l’encadrement voulu. Séparés par sexe, les juifs aptes au travail seront amenés à construire des routes dans ces territoires. Ce qui sans doute permettra une diminution naturelle de leur nombre. Pour finir, il faudra appliquer un traitement approprié à la totalité de ceux qui resteront car il s’agira évidemment des éléments les plus résistants, puisque issus d’une sélection naturelle, et qui seraient susceptibles d’être le germe d’une nouvelle souche juive, pour peu qu’on les laisse en liberté ».

La suite, ce sont ces chiffres : la Shoah, c’est 6 millions de morts, dont près de 3 millions dans les chambres à gaz. Auschwitz : 1 million. Treblinka : 800 000. Belzec : 434 500. Sobibor : 150 000… Le cauchemar absolu, l’horreur sans limites, sans fin, sans précédent !

La suite, ce sont aussi ces mots de Primo Levi, pour comprendre comment l’homme a vécu au cœur de l’enfer, pour comprendre comment le corps est nié, pour comprendre comment la mort, à ce moment-là, peut être une tentation, une délivrance.

Lui que l’écriture a sauvé, mais que l’ombre d’Auschwitz finira par rattraper, malgré tout, un 11 avril 1987, après s’être jeté dans une cage d’escalier, jeté dans un vide que le régime Nazi lui avait déjà fait apercevoir.

Je cite l’un des passages de son œuvre, Si c’est un homme « C’est dans la pratique routinière des camps d’extermination que la haine et le mépris instillés par la propagande nazie trouvent leur plein accomplissement. Là en effet, il ne s’agit plus seulement de mort, mais d’une foule de détails maniaques et symboliques, visant tous à prouver que les Juifs, les Tziganes et les Slaves ne sont que bétail, boue et ordure. Qu’on pense à l’opération de tatouage d’Auschwitz, par laquelle on marquait les hommes comme des bœufs, au voyage dans des wagons à bestiaux qu’on n’ouvrait jamais afin d’obliger les déportés (hommes, femmes, enfants ! ) à rester des jours entiers au milieu de leurs propres excréments, au numéro matricule à la place du nom, au fait qu’on ne distribuait pas de cuillère (alors que les entrepôts d’Auschwitz, à la libération, en contenaient des quintaux), les prisonniers étant censés laper leur soupe comme des chiens ; qu’on pense enfin à l’exploitation infâme des cadavres, traités comme une quelconque matière première propre à fournir l’or des dents, les cheveux pour en faire du tissu, les cendres pour servir d’engrais, aux hommes et aux femmes ravalés au rang de cobayes sur lesquels on expérimentait des médicaments avant de les supprimer. (…) On a inventé au cours des siècles des morts plus cruelles, mais aucune n’a jamais été aussi lourde de mépris et de haine. »

Cette haine, dont il parle, est dans Mein Kampf, la démission des démocraties dans les accords de Munich, l’irréparable dans le régime de Vichy. Car la France a apporté sa pierre à l’édifice macabre. Là encore, la résonance des noms, des lieux n’est plus la même : Drancy, Pithiviers, le Vel d’Hiv, Rivesaltes, Gurs, les Mille. Des 76 000 Juifs déportés de France, quelques milliers seulement ont échappé à la « solution finale ». Ici ou là, des justes ont épargné des vies précieuses et je pense à ces 84 enfants sauvés du camp de Bac-Ky dans le cantonnement du « groupement autonome d’Indochinois » de Lyon-Vénissieux.

Je pense aussi aux 44 enfants d’Izieu, qui n’ont pas connu le même sort. Pétain, Laval, Darlan et Darnand n’ont pas déshonoré la République car leur régime était tout autant illégitime qu’illégal, tout sauf républicain nous le savons bien !, mais ils ont déshonoré la France. Comme Le Pen et le FN le font aujourd’hui.

L’argument ne doit pas servir pour autant de paravent quant au rôle de notre pays. 3 octobre 40 : Pétain édicte le sinistre statut des juifs qui les prive de toutes fonctions administratives.

27 mars 42 : premier convoi de déportation. 7 juin 42 : application sans broncher de l’ordonnance allemande du port obligatoire de l’étoile jaune. 16-17 juillet 42 : rafle du Vel d’Hiv. 26-28 août 42 : rafle de milliers de juifs étrangers en zone libre.

Pétain applique les ordres allemands avec zèle et profite du contexte pour régler des comptes avec 36 et le Front Populaire.

Il faut décapiter les forces progressistes, le monde syndical et politique. Les communistes sont particulièrement exposés. Sous Pierre Pucheu, Ministre de l’Intérieur, les polices parallèles se multiplient, dont le SPAC, Service de Police AntiCommuniste. Le cœur de cible s’élargit aux maquisards, aux présidents du Conseil et membres du Front populaire, à tous ceux qui disent Non ! Arrestation, simulacre du procès de Blum devant la cour de Riom, déportations. La France n’a pas été que soumise, elle a aussi été active par lâcheté, par pleutrerie, par intérêt à courte vue.

Croire qu’en 2010 la bête immonde est morte, que de telles logiques ne peuvent plus voir le jour, c’est être borgne au royaume des aveugles. Un : nous savons que la tolérance, la fraternité, la solidarité sont les valeurs que la République incarne et qu’en affaiblissant la République, comme les politiques libérales le font depuis des dizaines d’années, vous affaiblissez dans le même temps la tolérance, la fraternité, la solidarité.

Ce jeu des vases communicants renforce le repli communautaire, le rejet de l’autre, la recherche du bouc émissaire. Deux : la montée des intégrismes religieux, l’émergence d’une forme de médiatico-populisme, l’ancrage des partis d’extrême droite dans l’ensemble des pays européens constituent un triptyque assez explosif pour mesurer la fragilité de nos démocraties.

Pour la génération à laquelle j’appartiens, la seconde guerre mondiale est une affaire de voix. Celles de nos grands-parents, dont la peur de la chose vécue dessinait pour nous le trouble des choses que nous serions amenés à voir. Nuits et brouillard. Nuits et brouillard sur la nature humaine, Nuits et brouillard sur la crédulité des peuples, manipulés, capables de suivre la parole d’un tribun schizophrène, Nuits et brouillard des modèles de société construits après ça, portant en eux les germes d’une possible répétition. Nous sommes armés et désarmés, protégés et nus, avec toujours cette angoisse existentielle : pourquoi, comment ?

La littérature contemporaine, depuis quelques années, s’interroge sur ce qui, justement, a déraillé sans notre présence, en entrant, par le moyen de la fiction, et par effraction aussi, dans le cerveau détraqué d’un régime malade : le 3ème Reich. Les bienveillantes de Jonathan Littell, Jan Karski de Yannick Haenel, HHhH de Laurent Binet, poussent la question là où l’historien ne peut s’aventurer : à la lisière du réel et de la fiction. Ces œuvres récentes illustrent, en 2010, l’écho terrible que laisse la Shoah auprès de notre génération et pose aussi une question d’une autre nature : peut-on, même en partie, « fictionner » l’Holocauste ?

Approchera-t-on au plus près la folie des hommes par le biais de « l’histoire romancée » ? Les polémiques qui ont suivi leur publication montrent que la question de la représentation de la Shoah n’est pas d’ordre secondaire et que le débat ouvert est très sérieux.

Car oui, aujourd’hui encore et à plus d’un titre, il reste dans l’air que nous respirons des cendres en suspension.

Je vous remercie.

commemo 65e anniversaire liberation des camps250410

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