51ème anniversaire de la répression sanglante des algériens le 17 octobre 1961

17 oct 2012 – Retrouvez l’intervention de Michèle PICARD à l’occasion du 51ème anniversaire de la journée du 17 octobre 1961, à la mémoire des nombreux Algériens tués lors des manifestations pacifiques du 17 octobre 1961

17 oct 2012 – Retrouvez l’intervention de Michèle PICARD à l’occasion du 51ème anniversaire de la journée du 17 octobre 1961, à la mémoire des nombreux Algériens tués lors des manifestations pacifiques du 17 octobre 1961

L’histoire, c’est cette matière qui nous fait avancer vers la vérité, c’est cette matière qui nous fait avancer vers la pacification, vers la réappropriation par les peuples des drames, des erreurs et des souffrances endurés.

La mémoire partagée, c’est la mémoire restituée, la mémoire apaisée, celle à partir de laquelle il est enfin possible d’écrire une nouvelle histoire, dans un climat de confiance, de respect, de tolérance. A la guerre physique, dans le sang et la douleur, succède bien souvent la guerre des mémoires, dans le ressentiment et la suspicion. L’une est un long cauchemar, l’autre un énième réveil douloureux, mais aucune ne mène à un dialogue fécond.

En ne regardant pas les pages noires de son histoire, la France a consciemment entretenu un double langage, celui d’une France universelle, patrie des droits de l’homme, à côté de laquelle se cache une France de l’ombre, celle de la collaboration et de la décolonisation. Attendre plus de 50 ans pour reconnaître la responsabilité de l’Etat français, lors de l’occupation allemande, c’est long, c’est beaucoup trop long. Reconnaître enfin le terme de guerre d’Algérie en 1999 seulement, c’est long, c’est beaucoup trop long.

Evoquer comme point d’origine du conflit la Toussaint rouge de 1954, c’est oublier Sétif en 1945, un massacre d’une brutalité sans nom, au terme duquel les historiens estiment le nombre de victimes à plus de 20 000 personnes. Où commence une guerre, quand finit-elle vraiment ? On peut remonter ainsi très loin dans l’histoire des méfaits de la colonisation, jusqu’au milieu du 19ème siècle et l’élaboration du code de l’indigénat, qui crée des sous-citoyens, les indigènes, et autorise des sanctions collectives, des déportations d’habitants, sans que la loi les protège. Il y a dans cet ensemble d’injustices, tous les germes d’une violence à venir, celle qui meurtrira le sol algérien et le pavé parisien, au tournant des années 50-60.

L’importance de la mémoire partagée, c’est bien de remettre en place les conditions, les processus en cours, les responsabilités des uns et des autres, les forces qui se cristallisent, pour appréhender et lire l’histoire dans sa globalité, et c’est ce travail-là que les autorités françaises n’ont pas voulu accomplir, ou pas assez.

Le 17 octobre 1961 en est l’un des nombreux exemples. La ville de Vénissieux tient à ce que la tragédie du 17 octobre soit reconnue à la hauteur du drame vécu. Nous avons posé l’année dernière, une stèle commémorative, Parc Louis Dupic, en souvenir des nombreux Franco-Algériens qui ont perdu la vie, le 17 octobre 1961 à Paris, mais aussi lors des deux journées de répressions sauvages et violentes, qui ont suivi.

Nous avons décidé cette année d’approfondir encore l’événement, en organisant trois initiatives autour de cette dramatique nuit parisienne : nous vous invitons, demain, salle Eric Satie, à venir assister à un débat en présence d’Ali Haroun, à suivre, vendredi, au cinéma Gérard Philipe, la projection du film « La bataille d’Alger », et à rejoindre la Médiathèque, samedi, pour un autre film « Nuit noire, 17 octobre 1961 » d’Alain Tasma

Nous travaillons pour que la prise de connaissance devienne une prise de conscience, et c’est ce vers quoi la France est en train de se diriger, lentement certes, mais de façon inéluctable. Les archives s’ouvrent peu à peu, et l’histoire parle enfin à chacun de nous.

Dès le début d’octobre, pas moins de 24 corps de Nord-Africains, victimes d’homicides, entrent à l’Institut médico-légal. La même année, l’OAS vient de se créer, semant la haine et la violence à Alger comme à Paris. Quel fut son rôle en sous-main dans la tuerie du 17 octobre, alors même que le gouvernement français, et le gouvernement provisoire de la République d’Algérie, entament la phase finale des négociations. Il faut parler aussi de la censure d’Etat, qui bat son plein : en Algérie comme en France, les saisies de journaux frappent tous azimuts : 154 en 1960, 127 en 1961.

A la pointe du combat, et en l’espace de huit ans, le journal L’humanité fera l’objet de 150 poursuites, dont 49 pour provocation de militaires à la désobéissance, 24 pour diffamation envers l’armée, 14 pour atteinte à la sécurité de l’Etat. Le contexte de tensions et de manipulations est en place avant les grandes manifestations pacifiques du 17 octobre, où près de 20 000 à 30 000 Algériens, hommes, femmes et enfants, vêtus de l’habit du dimanche pour signifier leur volonté de dignité, forment différents cortèges. L’étincelle vient de cette rumeur mensongère, pont de Neuilly, que je cite explicitement : « Il y a dix policiers tués à La Défense, plus de cent blessés ; les Algériens nous attaquent au couteau ». Qui et à quelle fin l’a-t-on alimentée ? La chasse au faciès dans les rues de Paris va commencer : liquidation, tortures, corps jetés dans la Seine ou empilés, frappés et blessés, au Palais des Sports, ou encore au Stade Pierre de Coubertin.

Ecoutons ce témoignage d’un jeune policier, j’ouvre les guillemets : « Notre patron, l’officier qui commandait, était prêt à couvrir tout ce qui devait être couvert… Il n’y avait pas de raison de se retenir. (…) J’ai un collègue qui était le chauffeur du car de commandement; il descend et tue d’emblée un Algérien qui avait sous son manteau une arme qui se révélera être factice, en bois. Le patron est affolé: « Vous êtes fous! Commencez pas comme ça! » Ce mort-là a été l’un des deux « morts officiels », recensés dans la nuit du 17 au 18 octobre 1961… On était devenus incontrôlables. On montait dans les étages pour mieux voir, et on tirait sur tout ce qui bougeait… C’était l’horreur. On était tellement déchaînés qu’on était devenus incontrôlables. Pendant deux heures, ça a été une chasse à l’homme véritablement terrible ! (…) Enfin, on a fini par rentrer, faute de combattants ».

Pourquoi le gouvernement a-t-il laissé faire Papon, préfet de police, alors que ce dernier répétait à l’envie : « Pour un coup porté, nous en porterons dix ». A l’image de Bousquet dans les cercles du pouvoir, on peut se demander pourquoi l’administration française comptait dans ses rangs une telle personnalité ? Papon n’avait-il pas été impliqué, vingt ans plus tôt, dans la déportation des juifs de France ! Le bilan de ces journées est terrible. De Gaulle, silencieux sur cet octobre tragique, et son gouvernement, font état de deux morts. Une partie de la presse conteste le bilan, mais personne ne veut voir la réalité, on la déforme, on la censure, à l’image de l’ouvrage d’Henri Alleg, La Question, qui dénonçait en 1958, la pratique systématique de la torture en Algérie. Le gouvernement en décide le retrait, et tente coûte que coûte, d’imposer une vision officielle.

Il en fera de même avec le 17 octobre 1961 : le livre de Paulette Péju, Ratonnades à Paris, présenté comme un recueil d’articles de presse, est très vite interdit à la vente.

Nous devons louer et saluer le combat mené par les historiens et les intellectuels, contre la puissance de l’Etat, contre la raison d’Etat, pendant et après la guerre d’Algérie.

1985 est une date essentielle : avec Les Ratonnades d’octobre : un meurtre collectif à Paris, Michel Levine fait enfin surgir dans l’espace public, la date du 17 octobre. Après quasiment 24 ans de silence, de gênes, d’embarras, de mensonges, pour être tout à fait juste.

Le travail de Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris, qui paraîtra en 1991, lèvera enfin toute ambiguïté : oui, ratonnade il y a eu, oui les autorités françaises se sont rendues complices d’un massacre, non, il n’y a pas eu deux morts, mais entre 200 et 400 victimes d’une chasse odieuse au faciès, aux origines, dans les rues de Paris. Dans la dénonciation du conflit, comme dans la reconstitution de la mémoire collective, où se serait arrêtée la guerre d’Algérie, sans Jacques Derrida, sans Germaine Tillion, sans Pierre Vidal-Naquet et le « manifeste des 121 », sans une société civile, militante et citoyenne, plus sensible à l’autonomie des peuples que les appareils politiques, même parmi les plus progressistes d’entre eux.

Certains avaient vu juste depuis le début des hostilités, mais la machine d’Etat les a écrasés. En trois lignes, Jean-Paul Sartre résume parfaitement l’impasse française, de la Toussaint 54 à cette nuit du 17 octobre.

Je le cite :

« Fiévreuse et prostrée, obsédée par ses vieux rêves de gloire et par le pressentiment de sa honte, notre nation se débat au milieu d’un cauchemar indistinct, qu’elle ne peut ni fuir ni déchiffrer. La France, autrefois, c’était un nom de pays ; prenons garde que ce ne soit, en 1961, le nom d’une névrose ».

Le chemin qui s’ouvre à nous, dans la reconnaissance et la place que devrait occuper le 17 octobre au cœur de l’histoire de la France du 20ème siècle, n’est pas terminé. Car des forces, plus ou moins réactionnaires, seront toujours à l’œuvre pour en interdire l’accès. Certains parlent de repentance inacceptable, d’autres des bienfaits de la colonisation, comme les députés de droite, à l’occasion de la loi du 23 février 2005, mais ce n’est pas dans le déni que l’on construira une histoire commune, une histoire conjuguée au passé, au présent et au futur.

Ce n’est pas non plus dans les guerres mémorielles, ni dans le repli communautaire, que l’on bâtira une mémoire partagée, une mémoire enfin partagée.

L’histoire de la décolonisation, c’est l’histoire d’une 4ème République, qui ne veut pas voir ce qui a changé autour d’elle, qui se crispe jusqu’à l’erreur politique, au point ensuite de tout faire, pour ne plus en entendre parler. C’est l’histoire d’un triple rendez-vous manqué : avec l’aspiration des peuples à l’indépendance, avec la légitimité démocratique, avec des rapports Nord-Sud sereins et lucides.

Cette histoire-là n’appartient ni à un parti, ni à une mouvance, ni aux sophistes, qui n’attendent qu’une occasion pour la réécrire, cette histoire appartient aux peuples français et algérien. Elle ne doit pas être vive et acérée, elle doit être vivante et assumée, éclairée pour être restituée.

Il ne s’agit pas de tourner la page pour passer à autre chose, il s’agit plutôt d’écrire la suivante, en se souvenant des erreurs du passé.

Je vous remercie.

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