Libération des camps

Le 30 avril 2012 – Retrouvez l’intervention de Michèle Picard à l’occasion du 67ème anniversaire de la libération des camps, dimanche 29 avril 2012 .

Le 30 avril 2012

Retrouvez l’intervention de Michèle Picard à l’occasion du 67ème anniversaire de la libération des camps, dimanche 29 avril 2012 .

Lorsque ces portes-là vont s’ouvrir, plus rien ne sera comme avant. Portes de l’ignoble, portes de la démence collective, portes de l’innommable, portes de la haine et de l’abjection : le choc est à la hauteur de l’aliénation du 3ème Reich : éliminer tous les juifs d’Europe, industrialiser la mort, la rendre en quelque sorte viable économiquement, à moindre coûts.

L’industrie de la mort, voilà où, dans un crescendo de racisme, de rejet et de barbarie, le nazisme d’Adolf Hitler a fini sa course : dans la négation de l’homme, dans la négation de la société des hommes, dans la négation de la civilisation, dans la négation du corps et de la vie, de l’altérité et de la différence.

Derrière les portes d’Auschwitz : un million de morts. Derrière celles de Treblinka : 800 000. Derrière celles de Belzec : 434 500. Derrière celles de Sobibor : 150 000. Buchenwald, Dachau, Mauthausen… des camps de concentration deviennent des camps d’extermination. Certains, comme Chełmno, Belzec, Sobibor et Treblinka, seront réservés à l’extermination des juifs, d’autres aux femmes, comme Ravensbrück.

L’élimination devient un mode de pensée, un outil de la terreur, un mode de sélection. Les premières victimes des camps seront les opposants au régime nazi : marxistes, communistes et socialistes allemands, rejoints bientôt par les syndicalistes, puis par des membres centristes et de droite.

On marque les hommes comme on marque un cheptel. Triangle rouge : les opposants politiques. Triangle vert : les condamnés de droit commun. Triangle rose : les homosexuels. Triangle noir : les marginaux, asociaux et handicapés. Triangle violet, les témoins de Jéhovah, rouge, les tziganes, qualifiés d’ennemi biologique, de race étrangère et de sang étranger. Enfin, l’Etoile jaune pour les juifs, dont plus de 5 millions périront pendant la Shoah. Parmi eux, près de 3 millions de personnes perdront la vie dans les camps de concentration et d’extermination, d’épuisement, gazés, brûlés dans les fours crématoires.

Lorsque l’armée soviétique libère Auschwitz, le 27 janvier 1945, lorsque les armées alliées d’Eisenhower atteignent Buchenwald, le 11 avril 1945, les Anglais Bergen-Belsen, le 15 avril, et la 7ème armée américaine Dachau, le 29 avril, c’est ce cauchemar qui leur saute à la gorge.

Écoutons ces mots de stupéfaction d’un journaliste anglais de la BBC, témoin de la libération du camp de Dachau. Je le cite « A la gare, la première chose que j’ai vue était un train de 500 mètres de long, rempli de cadavres de détenus, venant du camp de Kaufering. Sur les wagons, un simple papier jaune comme indication de destination : « Typhus, Station Dachau ». En entrant dans le camp de concentration, mon chemin me menait droit vers les fours crématoires, des tas de morts s’y trouvaient, uniquement des squelettes n’ayant que peau et os. Dans les locaux du four crématoire se trouvaient des placards, et une inscription « Ici, la propreté est de rigueur ». C’est pour cela qu’ils se lavaient les mains… »

Des témoignages de la sorte, il y en a des dizaines, qui décrivent le même effroi, le même traumatisme, témoignages d’observateurs extérieurs, qui restent pétrifiés, face à ce qu’il faut bien appeler un trou noir de l’histoire.

Pourquoi ? Comment ? Ces questions, 67 ans après la libération des camps, restent toujours présentes. De Mein Kampf à la conférence de Wansee, qui prône la solution finale, le populisme et l’extrême droite ont soufflé sur les braises du rejet, dans un premier temps, puis sur celles du bouc émissaire, du bouc émissaire au coupable, du coupable à l’opposant, de l’autre, de la figure de la différence qu’il faut opprimer, éliminer, éradiquer.

Croire en 2012 que de tels mécanismes ne seraient plus jamais à l’œuvre, c’est faire fausse route. En l’espace de quelques mois, nous avons perdu des voix importantes de ce siècle, des témoins de l’innommable, qui n’ont jamais cessé de nous éclairer sur la bestialité et la bête immonde, inhérentes à la société des hommes, si l’on fait preuve de négligences.

Jorge Semprun, Lise London, Raymond Aubrac, trois grandes voix qui ont œuvré pour la transmission, pour le souvenir à la place de l’oubli, pour faire avancer le présent à la lecture des erreurs du passé. Pendant la guerre, mais aussi après, ils ont été les vigies de la démocratie, de la liberté, ils n’ont pas cherché autre chose qu’à protéger toutes les générations du péril de la barbarie.

Pourtant, il est frappant de constater que même Raymond Aubrac, que même les esprits les plus vigilants, n’avaient pas forcément mesuré le péril extrême de la montée d’Adolf Hitler et du 3ème Reich.

Ecoutons, car c’est riche d’enseignements sur les temps présents, les souvenirs de l’époque de ce grand résistant qui vient de nous quitter. « L’arrivée d’Hitler au pouvoir, je n’ai pas aimé, j’étais étudiant, j’avais 19 ans, j’avais une réaction de rejet, j’avais un peu peur. J’ai aussi partagé une grosse erreur qui était assez répandue en France. Dans beaucoup de cas, on ne l’a pas pris au sérieux, on ne l’a pas cru, on a pensé que c’était quelque chose de passager, que ce n’était pas solide, un peu risible. Je ne sais pas si vous connaissez le Dictateur de Chaplin où Hitler est tourné en dérision. Et c’est une grave erreur. Il aurait fallu le prendre au sérieux, très au sérieux. Il y a eu un décalage de quelques années avant que l’on comprenne la réalité d’Hitler ».

Ce constat lucide doit jouer, sur nous en 2012, comme un effet miroir.

Aujourd’hui même, la France défend-elle la laïcité, rempart contre la montée des intolérances, à la hauteur de l’enjeu républicain qu’elle représente ? Aujourd’hui même, accordons-nous assez de moyens, humains, financiers, à l’Éducation nationale, de façon à ce qu’elle remplisse son rôle d’éveil, d’émancipation et de construction de la personne, à travers les connaissances et les savoirs acquis ? Aujourd’hui même, a-t-on pris toute la mesure de la tragédie du massacre des enfants juifs à Toulouse, dans ce que cet acte porte en germes de haine, dans ce qu’il véhicule dans l’inconscient collectif ? Aujourd’hui même, accorde-t-on assez d’attention aux écarts de langage et idées nauséabondes, qui prolifèrent dans l’indifférence générale ?

Je vais vous lire un communiqué, je vous en donnerai les auteurs à la fin. J’ouvre les guillemets :  « Les droits individuels et collectifs sont bafoués. Des populations sont stigmatisées. Nous, représentants du CIBD, rescapés des camps, nous connaissons la cause de ces maux : les difficultés de la vie, le chômage, l’individualisme, le fanatisme, l’exclusion sociale, mais aussi l’abandon des formes évoluées de la démocratie.

Nous, représentants du CIBD, nous savons les luttes qu’il a fallu mener, pour rétablir la sécurité et la solidarité sociale. Nous engageons les forces démocratiques à renforcer leur vigilance, et à convaincre les gouvernements d’agir contre les auteurs de ces actes. Nous invitons les autorités des pays gangrenés à regarder en face la réalité, et à prendre les mesures nécessaires, pour s’opposer à l’inquiétante renaissance de la xénophobie et du racisme. »

Cette déclaration date du 14 avril 2012, et elle est signée du Comité International Buchenwald Dora, à savoir des anciens déportés de Buchenwald, qui tirent, à juste titre, la sonnette d’alarme, face à la montée indéniable du néo-populisme et des idées d’extrême droite, partout en Europe. Aujourd’hui même, comme le disait alors le jeune Raymond Aubrac, prend-on « au sérieux, très au sérieux », le péril du repli identitaire et du communautarisme, le péril des amalgames, des raccourcis, que certains s’amusent à entretenir, à banaliser.

Paris ne s’est pas fait un jour, le 3ème Reich non plus : il est de notre devoir d’être exigeant et vigilant, de saper à la base les germes du racisme, avant que la plante ne prenne racine. Dans ce long et lent travail de la mémoire contre l’amnésie, de la patience contre la frénésie, Vénissieux ne déviera jamais du sillon que nos combats, nos résistances, ont creusé. C’est la raison pour laquelle nous avons organisé récemment l’exposition « Les Juifs de France dans la Shoah », à la Médiathèque. Nous marquerons également les 70 ans des rafles du 26 août 42, en souvenir des 76 000 juifs que le Régime de Vichy a livrés aux allemands, que le régime de Vichy a livrés à la mort.

Et j’insiste, à travers cette commémoration de la libération des camps, sur cette nécessité absolue de transmettre une histoire partagée, une histoire révélée aux jeunes générations, d’où ma volonté que les jeunes acteurs du prochain Conseil municipal enfants, assistent aux commémorations officielles de la Ville. Le génocide que le 3ème Reich a programmé et a (c’est triste à dire) pensé, n’est pas un événement daté et clos de l’histoire du 20ème siècle, il en est la fracture, la blessure, la brûlure, que nous portons tous au fond de nous-mêmes.

Comment évoquer, comment transmettre une telle tragédie, comment les hommes et les femmes qui ont lutté au prix de leur sang contre cette bête immonde, le nazisme, ont-ils pu croire à nouveau au genre humain ? Comment ont-ils fait, tous ces détenus, rescapés, au lendemain de la libération d’Auschwitz ou Tréblinka, pour vivre, pour revivre, pour apprendre à revivre ? Ces questions nous sont également posées.

Chacun, pour essayer de franchir cette frontière de l’horreur qui échappe malgré tout, à l’entendement, a une image, un mot, un texte pour imaginer, du moins tenter d’imaginer, le calvaire enduré, les cadavres entassés, les anonymes, Résistants et enfants morts d’épuisement ou gazés, puis brûlés. Comment en parler ? Peut-être en regardant une toile de David Olère, peintre rescapé d’Auschwitz, dont les œuvres frappent par leur noirceur, par l’absence de tout horizon. Peut-être en relisant Si c’est un homme, de Primo Levi, et que je ne peux m’empêcher de citer : « On a inventé au cours des siècles des morts plus cruelles, mais aucune n’a jamais été aussi lourde de mépris et de haine ».

Peut-être enfin en écoutant la difficulté de mettre des mots, de poser des mots, de revivre avec des mots, éprouvée par Jorge Semprun, disparu en juin 2011, et dont le titre d’un essai, écrit avec Elie Wiesel, est adressé à chacun de nous : « Se taire est impossible ».

Je vous remercie.

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