En mémoire des victimes de la guerre d’Algérie et des Combats en Tunisie et au Maroc

… »L’histoire n’est pas seulement une date, de début ou de fin, mais un processus lent, qui connaît des accélérations en forme d’irruptions. Elle n’est pas non plus monochrome, les bons d’un côté, les méchants de l’autre. »…

Il aura fallu attendre la loi du 18 octobre 1999, pour que les mots reprennent du sens. Ce n’est pas un détail, mais tout un symbole, l’expression d’une réalité, que l’on ne veut pas voir. 37 ans après la signature des accords d’Evian, le mot de guerre entre enfin, ce 18 octobre, dans la mémoire collective française. Oui, il s’agit bien d’une guerre qui a été menée en Algérie, d’une guerre, et non d’une opération de maintien de l’ordre, ou, comme on les qualifiait à l’époque, d’événements algériens. Une guerre avec toutes les horreurs que ce mot inclut : humiliation, drames, tortures, massacres.

Une guerre que la 4ème République a menée, en refusant de voir le sens et le cours de l’histoire, malgré l’indépendance des protectorats de Tunisie et du Maroc, en 1956. La France s’obstine et reste sourde, face à la décolonisation en marche, à l’autodétermination et l’émancipation des peuples, face à l’indépendance d’Etats souverains. Le bilan est terrible : côté algérien, entre 300 000 et un million de morts, pour un pays qui ne comptait, à l’époque, que 10 millions d’habitants. La France avait mobilisé deux millions de jeunes, et déployé 400 000 hommes.

30 000 d’entre eux ne reverront plus leur sol natal, dont 13 000 appelés, emportés par une histoire qui les dépassait, et sacrifiés par un Etat français autiste et aveugle. Le sang a coulé et continuera de couler, après le 19 mars 1962, et l’application du cessez-le-feu : assassinats et attentats de l’OAS, massacres des Harkis que la France abandonne. 60 000 d’entre eux seront exécutés, décimés, assassinés, sans que l’Etat français n’intervienne. Limiter la guerre d’Algérie de la Toussaint Rouge au début des années 60, c’est refuser de voir ce que la colonisation a fait naître de pire, l’exploitation et l’asservissement d’un peuple par un autre. Entamée à la fin de la Restauration, et à peine achevée sous Napoléon 3, la colonisation est un bain de sang, dès le 19ème siècle.

Viols, pillages, récoltes dévastées, mise à sac des villages tenus par la résistance d’Abd-el-Kader, populations enfumées dans des grottes, jusqu’en 1847, la guerre, soutenue par Thiers, est déjà sauvage, féroce. Est-ce ainsi que la France œuvre pour la civilisation ? Faut-il voir ici, les bienfaits de la colonisation, que des députés réactionnaires voulaient réintroduire dans les manuels scolaires, en 2005 !

Le massacre de Sétif en 1945 est une abomination inexcusable, une répression brutale et sanglante, qui fera plusieurs milliers de victimes, l’usage systématique de la torture, à partir de 1956, une page noire des autorités militaires françaises. Les germes de la violence sont là, dans la négation de l’autre et de l’opprimé, dans la nature même des principes de la colonisation. Comment, ainsi, concevoir l’humiliation subie par les Algériens, administrée et imposée par le code de l’indigénat, qui créait deux catégories de citoyens : les citoyens français (de souche métropolitaine), et les indigènes ou sujets français  (Africains noirs, les Malgaches, les Algériens, les Antillais, les Mélanésiens).

En clair, les « sujets français » soumis au Code de l’indigénat, étaient privés de la majeure partie de leur liberté, et de leurs droits politiques. Idem en matière d’éducation, d’accès aux soins, de justice. Un code qui ne sera abrogé qu’en 1944, par le comité français de libération nationale.

C’est cette vue d’ensemble, qui nous permet de discerner les mécanismes en route, et la montée de la guerre d’Algérie. L’histoire n’est pas seulement une date, de début ou de fin, mais un processus lent, qui connaît des accélérations en forme d’irruptions. Elle n’est pas non plus monochrome, les bons d’un côté, les méchants de l’autre.

En accordant, à l’assemblée, les pouvoirs spéciaux au gouvernement de Guy Mollet en 1956, par 455 voix pour, 76 contre, les appareils politiques de gauche, SFIO comme le PCF, ont commis une lourde erreur. Ce n’est pas la recherche d’une solution pacifique qui allait être renforcée, mais une logique de guerre, et une escalade de la violence. Le décret qui suivait, donnait ainsi les pleins pouvoirs à l’armée, qui allait pouvoir utiliser la torture à large échelle, contre tous ceux qu’elle soupçonnait d’aider le FLN. 250 000 hommes supplémentaires seront envoyés en Algérie, afin d’assurer le « quadrillage » de la population.

Il y a eu pourtant en France, une résistance forte à cette guerre. Une résistance avant le drame, une résistance dans un pays non occupé, mais libre, une résistance en alerte, une résistance d’anticipation, que l’Etat français n’a pas voulu entendre, pire même, que l’Etat français a censurée, que la soi-disant raison d’Etat a écrasée. Une résistance, comme c’est souvent le cas, plurielle, civile, militante, citoyenne, intellectuelle. Ethnologue dans les Aurès dans les années 30, Germaine Tillion interpelle, dès 54, les pouvoirs publics, face aux conditions de vie des Algériens.

L’exode rural, la raréfaction des parcelles, la destruction des liens sociaux, font plonger des familles paysannes dans la misère. Elle ne sera pas entendue, pas plus que sa dénonciation d’exécutions sommaires, et de la systématisation de la torture, dans les prisons et camps en Algérie. A la pointe du combat, demandant l’arrêt des hostilités, le journal L’Humanité fera l’objet de 27 saisies, et de 150 poursuites, de la part de l’Etat. Le 24 août 55, un reportage dans le Constantinois du journaliste Robert Lambotte, donne une idée de la violence qui sévit. J’ouvre les guillemets : « La route de retour sur Constantine offre à chaque virage des visions d’horreur.

Des corps sont abandonnés le long des fossés… A Guelma, on comptait des centaines de cadavres algériens. J’ai entendu à quatre reprises demander à des soldats : « Où se trouve l’endroit où l’on tue les Algériens ? ». Pas une fois cette question n’est restée sans réponse. Dans toute cette région du Constantinois se déroule un massacre raciste, renouvellement des événements de 1945 qui firent 45 000 morts. Il faut qu’en France on sache ce qui se passe ici. Il faut au plus vite arrêter ces massacres. Déjà pour demain, d’autres villages algériens seront détruits avec les hommes, les femmes, les enfants. » L’article vaudra à L’Humanité sa première saisie.

Au sujet de la disparition de Maurice Audin, jeune mathématicien communiste, enlevé par les parachutistes français, une note des services secrets américains montre à quel point, la connivence entre l’Etat et certains activistes de l’armée françaises, constituait une sorte de société secrète. Il y est écrit : « Pour un capitaine, l’affaire Audin fut une sorte de répétition, afin de mesurer jusqu’à quel point le haut commandement pouvait être complice d’un crime politique mûrement ourdi ».

Là encore, dans la dénonciation des exactions en tous genres, et de l’usage de la torture contre des civils, le livre intitulé La question de Henri Alleg, arrêté le lendemain de Maurice Audin, sera immédiatement censuré, et les exemplaires mis en vente saisis dans l’urgence. J’ai pris ces quelques exemples, mais j’aurais pu citer Jacques Derrida, le Manifeste des 121, Jean-Paul Sartre, Pierre Vidal-Naquet, et de très nombreux militants de base, dont certains paieront au prix de leur vie, leur engagement pour une Algérie indépendante, au métro Charonne, victime d’une répression policière aveugle.

La guerre d’Algérie est un drame effroyable, un contresens historique, qui interroge nos consciences, aujourd’hui encore. D’abord, parce qu’il ne s’agit pas d’un régime illégal et illégitime, comme le régime de Vichy, mais bien de la 4ème République. Pourquoi la France est-elle passée à ce point à côté, surtout en Algérie, du mouvement historique de la décolonisation ? L’échec de l’Indochine suffit-il à expliquer l’acharnement de l’armée française ? Enfin, pourquoi, après le cessez-le-feu et les accords d’Evian, approuvés, lors du référendum du 8 avril 1962, par 91 % des votants de France métropolitaine, s’en sont suivies 30 années de silence et d’amnésie ?

La guerre d’Algérie, tout comme la nuit du 17 octobre 61, s’inscrit désormais dans le récit national, mais en 2016, au Front National comme dans la droite dure, certains continuent encore d’en nier la réalité. Le triste maire de Béziers, Robert Ménard, apparenté FN, ne vient-il pas de débaptiser la rue du 19 mars dans sa ville, pour y apposer le nom d’un officier partisan de l’Algérie française ?

« Le refus de regarder le réel a provoqué des retours de mémoire extrêmement durs », précise l’historien Benjamin Stora, « qui ne poussent pas vers un apaisement mais au contraire vers une concurrence mémorielle à l’intérieur de la société française ».

Entre ces écueils, il n’y a qu’un chemin à suivre, à défendre, et à prolonger, celui d’une réconciliation lucide et sereine.

Ici à Vénissieux, c’est le choix que nous avons fait, à l’image du visage de Frantz Fanon, figure de l’anticolonialisme, qui sort littéralement de la fresque, que nous a laissée Bruce Clarke, comme une main tendue entre le passé et le présent, comme un trait d’union entre toutes les générations, qui ont su dire non à l’asservissement d’un peuple par un autre.

Je vous remercie.

X