Commémoration du 95ème anniversaire de l’Armistice de la guerre 1914-1918

Comment imaginer cette guerre de tranchée, dans l’immobilité, dans le froid, dans la boue, qui vous enterre au sens propre comme au sens figuré, vivant, apeuré, affamé ?

Lundi 11 novembre 2013.

Retrouvez l’intervention de Michèle Picard à l’occasion de la commémoration du 95ème anniversaire de l’Armistice de la guerre 1914-1918

Cette guerre-là occupe une place à part dans l’histoire du Vieux Continent, mais aussi dans l’imaginaire collectif de toutes les nations impliquées. D’après un recensement réalisé il y a 20 ans, plus de 25 000 livres et ouvrages étaient consacrés aux origines de la première guerre mondiale, à travers le monde. Il faudrait plus d’une vie pour en faire le tour. Alors, pourquoi 14-18 occupe cette place centrale ? Parce que, comme le disait un historien, « cette guerre a commencé comme une guerre du 19ème siècle et fini comme une guerre du 20ème ».

Elle porte aussi en elle l’idée d’un monde qui disparaît, enseveli à tout jamais : la France rurale, en premier lieu, mais aussi une forme d’insouciance qui régnait dans les grandes capitales européennes. Parce qu’elle ouvre la boîte de Pandore, celle de conflits sans nom et sans précédent, qui vont ensanglanter l’histoire toujours plus dramatique du 20ème siècle, le cataclysme d’où surgirent tous les autres.

Parce qu’elle intervient brutalement, quand beaucoup la croient encore improbable, alors que d’autres dénoncent le péril à venir. Jean Jaurès, bien sûr, fera partie de ces derniers, ultime espoir pacifiste au milieu des va-t-en-guerre, qu’un militant d’extrême droite assassinera. Le jour d’un autre attentat, celui contre l’archiduc François-Ferdinand et de sa femme à Sarajevo, l’Europe est pourtant en paix. 37 jours plus tard, elle est en guerre. Le conflit qui commence va mobiliser 65 millions de soldats, emporter trois empires, provoquer la mort de 20 millions de personnes, civils et militaires, et faire près de 22 millions de blessés.

Parce que, enfin, l’idée de la souffrance endurée par les soldats, et d’une génération sacrifiée en toute impunité, qui luttent dans des conditions ignobles, n’est pas près de s’effacer de nos mémoires. Comment accepter un tel carnage humain ?

Comment imaginer cette guerre de tranchée, dans l’immobilité, dans le froid, dans la boue, qui vous enterre au sens propre comme au sens figuré, vivant, apeuré, affamé ?

Comment tenir au milieu de ce chaos, alors que les gaz se répandent dans le ciel, alors que les maladies dites de tranchées sévissent, fièvres, néphrites, pneumonies ou encore les « pieds et mains de tranchées », nécroses de guerre liées au gel et à l’humidité ? Comment regarder les visages des Gueules Cassées, à qui il manque une joue, un nez, une gorge, une identité ?

Comme un refoulé, comme un cauchemar sans fin, comme si la boucherie de la guerre, confinée aux frontières Est, frappait à rebours la société dans son ensemble. Les Gueules cassées prolongent 14-18 jusqu’aux confins de l’horreur. En Europe, ils seront 6,5 millions d’invalides à revenir du front ainsi, mutilés à vie, meurtris dans leur chair, comme dans le regard de l’autre. En cette année où va s’ouvrir le centenaire de la guerre 14-18, le mot cauchemar ne semble pas assez fort. « Cette guerre n’est pas le finale de la violence, elle en est le prélude », prophétise déjà Jünger, dans son livre Orages d’acier.

A quoi semble lui répondre l’enfer de Roland Dorgelès : « Tous avaient sous le casque les mêmes traits d’épouvante : un défilé de revenants. Les paysans du front ont le cœur endurci et ne s’émeuvent plus guère, après tant d’horreurs. Pourtant, quand ils virent déboucher la première compagnie de ce régiment d’outre-tombe, leur visage changea : « oh ! les pauvres gars… ».

D’Aragon à Blaise Cendrars, d’Apollinaire à Jean Giono, de Maurice Genevoix à Henri Barbusse, de Céline à Jean Cocteau, la littérature nous a restitué 14-18 dans toute sa cruauté.

Mais c’est peut-être dans le témoignage des anonymes que l’on mesure le plus, la violence des combats et le désarroi, de soldats promis à la boucherie. L’horreur, elle se lit dans les lettres et les correspondances d’une jeune génération livrée, non pas à un champ de bataille, mais à un champ de carnage. On lui avait prédit une guerre rapide, elle connaîtra une véritable hécatombe. En France, avec 1, 3 million de soldats français morts au combat, c’est près de 27 % des 18-27 ans qui disparaissent en 4 ans, soit 10 % de la population active masculine ! C’est cette jeunesse que l’on enterre dans les tranchées, et c’est à elle, à ses récits bouleversants des deux côtés de la frontière, que l’on doit penser aujourd’hui.

Un caporal allemand décrit son quotidien, terrible, je le cite : « Nous avons passé trois jours couchés dans les trous d’obus, à voir la mort de près. Et cela, sans la moindre goutte d’eau à boire, et dans une horrible puanteur de cadavres. Un obus recouvre les cadavres de terre, un autre les exhume à nouveau. Quand on veut se creuser un abri, on tombe tout de suite sur des morts. » Tandis qu’un sous-lieutenant français, qui voit des proches tombés les uns après les autres, constate que le fantassin « meurt sans gloire, sans un élan du cœur, au fond d’un trou ».

Comment en est-on arrivé là ? Comment le Vieux Continent a-t-il pu s’embraser ainsi, comment a-t-il pu se suicider de la sorte, et le mot n’est pas trop fort ! Des régions entières, comme le Nord et l’Est de la France, sont ravagées, soit l’équivalent de 11 départements. Les productions agricole et industrielle se sont effondrées. Pénurie de charbon, pénurie de main d’œuvre, dans notre pays, 50% des paysans sont morts, le déficit de naissances est considérable, la grippe espagnole se propage, le retour des Gueules Cassées renforce le traumatisme d’une société k.o debout, incrédule et désemparée face à une telle déflagration.

On a beaucoup insisté sur le rôle des alliances (Triple Alliance d’un côté contre Triple Entente de l’autre), qui ont fait basculer l’Europe, puis le monde, dans une guerre totale. Mais c’est, avant tout, le choc des impérialismes que les peuples vont payer au prix du sang. Course au profit, course aux armements, course à l’exploitation des territoires colonisés, montée des nationalismes et visée expansionniste : au-delà des alliances de circonstances, ce sont une nouvelle fois les dérives, les excès et les pratiques d’un capitalisme sans limites, fruit d’intérêts croisés, entre les cercles militaires, financiers et nationalistes, qui mènent le monde vers le précipice et le chaos. Une leçon d’histoire à nouveau, à mettre en perspective avec le modèle économique impérialiste actuel, qui broie l’emploi et les territoires, crée le désarroi parmi la population, et fait monter les populismes, l’extrême droite et les replis identitaires.

Cette année du centenaire de la première guerre mondiale doit aussi nous offrir l’occasion d’une vraie réflexion sur la transmission de l’histoire, et d’avancer plus encore vers une mémoire partagée de 14-18. Un siècle après, elle n’est pas entièrement réalisée !

Je parle bien évidemment des fusillés pour l’exemple, dont le nombre s’élève de 600 à 650 soldats, condamnés par la justice militaire pour désertion, mutinerie, refus d’obéissance, et environ une centaine pour espionnage, ou crime de droit commun. A ce sujet un rapport de l’historien Antoine Prost a été remis au chef de l’État. François Hollande vient de demander qu’une place soit réservée aux fusillés, au musée de l’armée aux Invalides, un geste solennel plutôt qu’une franche réhabilitation.

Une chose est sûre, la plupart d’entre eux n’étaient pas des lâches, mais des hommes usés, avec des forces et des faiblesses, des hommes fatigués, épuisés, physiquement et psychologiquement par la peur de mourir, et par des conditions de vie inimaginables. Ils n’étaient pas les seuls, mais eux l’ont payé de leur vie, « au nom », comme l’a dit Lionel Jospin en 1998, « d’une discipline dont la rigueur n’avait d’égale que la dureté des combats ». Le choix fort d’une réhabilitation, approuvée par 75% des Français dans un récent sondage, marquerait un pas supplémentaire vers la réintégration de ces fusillés pour l’exemple, dans la mémoire collective de notre pays. L’autre grande question, qui doit animer ce centenaire de la première guerre mondiale, concerne la notion de transmission, un enjeu crucial pour le vivre ensemble, pour la démocratie, pour le sentiment d’appartenance à un projet et à une histoire commune, à une mémoire partagée. Quand je vois l’investissement dont ont fait preuve, aujourd’hui encore, les élèves du collège Elsa Triolet et les jeunes élus du Conseil Municipal Enfants de Vénissieux, je sais qu’une partie du trajet est accomplie, que le destin terrible et tragique des poilus passe de main en main, de génération en génération.

Plus un seul témoin de cet horrible carnage et gâchis humain n’est vivant, les acteurs de leur histoire, c’est nous et nous seul, car leur histoire est aussi notre histoire. Être vigilant sur la transmission, et être vigilant sur le comment de la transmission. Mon premier réflexe est de dire : évitons les confusions qui consisteraient à associer deux anniversaires, les cent ans de 14-18 et les 70 ans de la libération de la France en 44. Dans le traité de Versailles, il y a effectivement des germes de 39-40, mais en partie seulement.

Les fédérer dans une seule et même guerre de trente ans, ce serait innocenter le nazisme et Hitler, ce serait ignorer l’essence même et les origines du 3ème Reich, qui n’est pas né à Verdun, mais qui est le fruit d’un contexte social, politique et économique beaucoup plus large. La finalité de 14-18 n’est pas la finalité de 39-40, car nous parlons dans le second cas d’un génocide, de la solution finale, de l’industrialisation de la mort. Refusons donc toute forme d’amalgames, et interrogeons-nous sur les moyens de la transmission, que l’avènement des technologies du numérique modifie en profondeur. Nos sociétés du savoir sont mises au défi par la société du temps réel, de la circulation de l’info plutôt que de la transmission des connaissances. Cette année de commémoration du centenaire doit devenir un point d’ancrage, pour que les jeunes générations prennent le temps de s’interroger sur la nature de cette guerre, sur ses origines, sur ses conséquences, et sur son écho dans notre monde contemporain.

Comprendre cet ensemble-là, c’est déjà donner du sens et accorder au présent ces mots de Maurice Genevoix, qui parlait de la Grande Guerre : « Ce que nous avons fait, c’est plus qu’on ne pouvait demander à des hommes ».

Je vous remercie.

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