Commémoration du 94ème anniversaire de l’Armistice de la guerre 1914-1918

Retrouvez l’intervention de Michèle PICARD, à l’occasion de la commémoration du 94ème anniversaire de l’Armistice de la guerre 1914-1918, le dimanche 11 novembre dernier.

Lundi 12 novembre 2012

Retrouvez l’intervention de Michèle PICARD, à l’occasion de la commémoration du 94ème anniversaire de l’Armistice de la guerre 1914-1918, le dimanche 11 novembre dernier.

La commémoration du 11 novembre n’est plus la même. Non pas sur les faits d’une guerre épouvantable, qui reste, un siècle après, toujours aussi épouvantable. Non pas sur la nature même d’un conflit qui, tout en ouvrant son siècle, semble dans le même mouvement le fermer. Non, cette commémoration  n’est plus la même, car il n’y a plus un seul témoin vivant de 14-18 pour nous interpeller, pour nous ouvrir les yeux, pour nous décrire l’enfer vécu.

Ils sont partis hilares (rendez-vous à Berlin, disaient certains), ils reviendront avec une croix de guerre et deux jambes en moins. Ils reviendront avec la bouche emportée et le larynx à découvert. Ils reviendront les poumons, la plèvre, brûlés par les gaz, dans une société qui, loin du front, continuait ses petites affaires. Avec la brutalité de ces corps détruits, marqués dans leur chair, ils reviendront hantés le présent comme des fantômes, mais aussi comme les véritables victimes expiatoires des politiques impérialistes, et de la montée des nationalismes.

C’est ce monde de cruauté, de douleurs, qui nous est légué. 14-18 est désormais entre nos mains, et la question qui se pose est simple : que voulons-nous en faire ? J’ai envie de dire une mémoire vivante plutôt que vive, une mémoire universelle plutôt qu’officielle.

La tentation pourrait être grande de croire que l’on a déjà tout dit, que la grande guerre est derrière nous, que les leçons ont été retenues, malgré ce bilan terrible sur le Vieux Continent : de huit à neuf millions de morts, auxquels il faut ajouter huit millions d’invalides, trois millions de veuves, et cinq millions d’orphelins.

Dans son livre intitulé « 14 », qui vient de paraître, l’écrivain Jean Echenoz s’interroge ainsi, à travers le regard ému et pudique de son narrateur. Je le cite :

«Tout cela ayant été décrit mille fois, peut-être n’est-il pas la peine de s’attarder encore sur cet opéra sordide et puant. Peut-être n’est-il d’ailleurs pas bien utile non plus, ni très pertinent, de comparer la guerre à un opéra… ».

A cette forme de résignation, les citoyens que nous sommes, comme le romancier qu’il est, s’y opposent, par la transmission pour nous, par la fiction comme moyen de transmission pour lui. J’ai envie de dire : peu importe le canal choisi, pourvu que la mémoire du conflit reste vivante, c’est-à-dire ancrée, incarnée et, surtout, qu’elle continue de nous interroger dans nos réflexions, dans nos doutes, dans nos actes présents. Il y a l’histoire, mais il y a aussi son écho, son prolongement, deux dimensions tout aussi importantes que les paysages de la Marne, de la Somme, de la Moselle, portant toujours les stigmates du chaos d’un siècle naissant.

Mémoire vivante, mémoire à part, mémoire unique. Il n’aura échappé à personne que Nicolas Sarkozy souhaitait faire du 11 novembre, un « mémorial day » à la française, associant à l’armistice de 14-18 un hommage plus général aux morts pour la France. On aurait pu croire, avec le changement de majorité, le projet avorté mais un décret, qui sera publié dans quelques jours, laisse planer de sérieux doutes.

Une mission des anniversaires des deux guerres mondiales, présidée par le ministre délégué aux anciens combattants, devrait être créée sous peu, avec pour objectif de coordonner les initiatives à caractère international ou national, propres à rendre hommage aux hommes et aux femmes qui ont défendu la France en 1914, et vaincu le nazisme en 44. Faut-il dresser des passerelles entre deux tragédies distinctes, qui peuvent sur certains points s’alimenter, mais dont la nature, dont les causes sont totalement différentes ? Mourir dans une tranchée, de façon atroce, ou mourir dans une chambre à gaz, de façon atroce et planifiée, ça n’est pas la même mort.

Qu’on ne se méprenne pas sur mes propos, jamais je n’établirai de hiérarchie macabre entre les victimes des deux pires drames de l’histoire humaine, mais si l’on veut qu’ils gardent un sens et une représentation dans l’imaginaire collectif, alors il ne faut pas les associer, alors il ne faut pas créer les conditions d’une confusion extrêmement dangereuse. Écoutons les historiens à ce sujet, écoutons ceux qui travaillent au plus près de l’histoire, et qui offrent à nos générations la possibilité de la lecture de l’après, et le renforcement du vivre ensemble. La plupart y sont opposés. Et leurs arguments, qui sont souvent de bon sens, sont édifiants.

Contrairement à la vision Gaulliste du 20ème siècle, qui voyait dans la période 1914-1944 « une guerre de trente ans », il n’y a pas de continuité parfaite entre les deux conflits. A une époque où les guerres mémorielles font rage, parfois pour éclairer l’histoire, parfois aussi pour l’instrumentaliser voire la ressasser, est-il pertinent de créer des amalgames et des raccourcis, en créant des rapprochements ou des porosités qui n’existent pas. Nicolas Offenstadt, maître de conférence à Paris I, très critique par rapport à l’instrumentalisation de l’Histoire par Nicolas Sarkozy à des fins partisanes, s’interroge avec pertinence sur les conséquences d’une telle démarche.

Je le cite : «à l’heure où on s’inquiète de la disparition du sens du temps chez les jeunes, ce choix est-il vraiment judicieux ? ». Il faut mettre en parallèle cette remarque avec les enquêtes d’opinion, qui ont été publiées à l’occasion du 70ème anniversaire de la rafle du Veld’Hiv : 67 % des 15/17 ans déclaraient ne pas avoir entendu parler de la rafle du Vel d’Hiv, et plus de 4 Français sur 10 !

Oui, la spécificité de 14-18 doit être gardée, oui chaque conflit obéit à des processus, à des origines et des antagonismes bien particuliers, qu’il ne faut pas gommer, mais au contraire, approfondir.

Une guerre comme celle de 14-18, ce ne sont pas juste des soldats de plomb qu’on déplace sur une carte, c’est tout un environnement politique, économique, social, qui entraîne les peuples et les nations vers la déflagration, c’est la montée de périls que les contemporains de chaque époque, faute de recul, ne parviennent pas à appréhender dans leur ensemble.

Nous ne devons rien oublier, nous ne devons rien ignorer. 14-18, c’est la brutalité de ceux qui, sur le front, vivent au quotidien avec la mort, enterrés vivants dans des tranchées immondes. Écoutons ces quelques mots des poilus sacrifiés dans la Marne, dans la Meuse et ailleurs.

« Le vent en soufflant en rafales arrive à chasser les tourbillons de fumée, pas à chasser l’odeur de la mort. « Champ de bataille », ai-je dit plus haut. Non, pas de champ de bataille, mais champ de carnage !… »

Un autre soldat témoigne : « Un obus recouvre les cadavres de terre, un autre les exhume à nouveau. Quand on veut se creuser un abri, on tombe tout de suite sur des morts ».

Et puis cet homme, qui découvre son visage défiguré, et son statut de gueule cassée : « Ce n’est pas possible, on m’a changé de tête. Ce n’est plus moi. L’image reflétée fait peur, je hurlerais de désespoir : plus de bouche, mais une gueule et de ma gueule béante ne sortent que des rugissements de fauve aux abois ».

Des témoignages poignants, terribles et terrifiants, il y en a des centaines, des milliers comme ceux-là. Ils viennent nous dire ce à quoi ressemble l’enfer.  Tous ont défendu la France libre et Républicaine avec, ne les oublions pas non plus, les tirailleurs sénégalais, marocains, algériens, et ceux venus d’Indochine.  Sur le Vieux Continent, la France est le pays le plus touché, avec 1,4 millions de tués et disparus. 10% de la population active est fauchée, et le déficit des naissances s’élève à plus de trois millions. La production agricole et industrielle s’effondre, 3 millions d’hectares sont ravagés, et près de 50% de la population paysanne a été décimée.

Le pays est à terre. Dans cette longue liste des victimes de la Grande Guerre, je ne saurais passer sous silence le sort des « fusillés pour l’exemple ».

Les historiens estiment leur nombre à 620. 620 soldats français fusillés par l’armée Française, exécutés pour l’exemple, afin d’empêcher les mutineries, et contraindre les autres à continuer le combat coûte que coûte. Le ministre délégué aux anciens combattants, Kader ARIF, vient enfin d’annoncer la réhabilitation du fusillé pour l’exemple, Jean-Julien Marie CHAPELANT, sous lieutenant natif d’Ampuis. C’est une avancée que tout le monde attendait, mais il reste encore un pas à franchir, celui d’une réhabilitation collective des fusillés pour l’exemple. C’est tout simplement une question de reconnaissance et de justice.

100 ans, presque, se sont écoulés, depuis le début de cette dramatique saignée.  Provoqué par les politiques hégémoniques des empires, et la montée des nationalismes, 14-18 questionne bien plus qu’on ne le croit, notre société actuelle.

Jaurès le disait : « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ». Et que porte donc le libéralisme, aujourd’hui en 2012, si ce n’est, à nouveau, une absence totale de repères, une décote humaine sans précédent, des replis communautaires, et la montée des néo-populismes et de l’extrême droite sur l’ensemble du Vieux Continent.

L’histoire ne se répète pas à l’identique, mais elle peut bien souvent bégayer. Faisons en sorte, par notre vigilance, par le devoir de transmission, et par nos engagements citoyens, d’en changer le cours, avant qu’il ne soit trop tard.

Je vous remercie.

X