Ce 8 mai, nous étions réunis à l’occasion de la commémoration de la capitulation sans condition des
armées nazies. 39-45 est plus qu’une guerre mondiale, c’est un choc civilisationnel, un gouffre, une
rupture au cœur du XXème siècle.
Dans son essai intitulé « Pourquoi la guerre », le philosophe Frédéric Gros remonte aux origines des conflits. Un : la cupidité. Deux : la peur. Trois : la vanité. Depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, on retrouve ces trois invariants comme préalable à la guerre, mais le philosophe en ajoute un autre : la mauvaise paix, celle qui nourrit les ressentiments, les colères et l’esprit de vengeance. Le traité de Versailles, vécu comme une humiliation par l’Allemagne, n’est pas la seule explication de la montée du nazisme. Il n’empêche, cet esprit de vengeance nourrit la pensée d’Adolf Hitler dans « Mein Kampf », il en est le terreau sur lequel pousse la haine de l’autre.
Il faudra d’autres rebondissements -la faiblesse de la République de Weimar, la crise de 29, la passivité des démocraties dans les années 30- pour qu’il mène son projet d’extrême droite et de grande Allemagne à terme. Mais le philosophe insiste aussi sur ce qu’il appelle la guerre de « chaotisation ». Arrive un stade où la destruction de l’autre devient sa propre fin, où la violence s’entretient par elle-même, sans mobile ni objectif.
Depuis Aristote, on a souvent soutenu l’idée que la guerre serait un moyen d’obtenir la paix. Avec le nazisme, on entre dans le principe de « chaotisation » de la barbarie. Le déchaînement va crescendo. Lorsqu’il prend le pouvoir démocratiquement en 1933, Adolf Hitler n’annonce pas l’extermination du peuple juif en Europe, ni la solution finale. C’est de la violence qui s’entretient par elle-même et de la montée en puissance de la barbarie que l’impensable surviendra : la conférence de Wannsee en 1942 et la mise en place des camps de la mort, à savoir l’industrialisation d’un génocide et l’élimination systématique de toute opposition politique.
39-45 est plus qu’une guerre mondiale, c’est un choc civilisationnel, un gouffre, une rupture au cœur du XXème siècle. Il y a un avant, mais y a-t-il un après ? L’innommable du IIIème Reich est d’avoir programmé, pensé économiquement l’extermination systématique des juifs d’Europe. Mais avant d’arriver à la solution finale des camps de la mort, Hitler, Heydrich et consorts s’étaient livrés à un véritable massacre sur le front Est.
Les SS et les Einsatzgruppen vont assassiner en quelques mois un million de juifs et autant de civils slaves. C’est ce que l’on va appeler la « shoah par balles ». Dans un premier temps, les cadres polonais, les juifs et tziganes sont éliminés. A partir de la rupture du Pacte germano-soviétique, des prisonniers de guerre et des civils soviétiques, des partisans et des communistes sont exécutés sommairement. S’ajoutent à cette liste, des handicapés mentaux et physiques, freins au développement économique et à l’expansion territoriale de la Grande Allemagne.
Les techniques de cette tuerie de masse sont ignobles. La méthode dite des sardines consiste à abattre d’une balle dans la nuque les juifs et opposants, d’amonceler les cadavres couche par couche. A la 6ème ou 7ème couche, on recouvre la fosse de terre. Dans certaines exécutions, les enfants sont jetés en l’air et mitraillés afin d’éviter les ricochets des balles qui peuvent s’avérer dangereux. C’est ensuite l’utilisation de camions à gaz itinérants qui se généralise. Les prisonniers sont asphyxiés dans les véhicules par gaz d’échappement.
Cette technique sera abandonnée car elle est trop chère, il faut nettoyer l’intérieur du camion, elle n’est pas viable, et j’ouvre les guillemets, « économiquement ». Au bout de l’horreur et du cynisme, Himmler souhaite alors la mise en place de procédés d’exécution qui seraient de nature à éviter aux exécutants une trop grande proximité avec les civils assassinés. Il ouvre ainsi la voie à la barbarie des camps de la mort. L’Holocauste, c’est 6 millions de victimes dont près de 3 millions dans les chambres à gaz.
Auschwitz, Treblinka, Belzec, Sobibor, l’impensable est partout. A Ravensbrück, le camp des femmes, 90.000 environ trouvent la mort tandis que d’autres font l’objet d’expérimentations médicales horribles de la part des médecins SS. Ces dernières, plâtrées après qu’on ait introduit des morceaux de verre et des bactéries dans leurs jambes, étaient appelées les Lapins…
La rupture civilisationnelle dont je parlais, elle est là, dans la négation de l’identité et du corps, dans l’humiliation et la destruction psychologique et physique du détenu, dans l’exploitation de sa force de travail dans un environnement esclavagiste. Quand le corps tombe, quand le corps n’en peut plus et qu’il n’est plus utile à l’économie de guerre du IIIème Reich, il est liquidé. Le mépris de la vie est innommable et c’est pourtant la société des hommes, le nazisme et ses folles théories raciales et xénophobes, qui l’ont créé.
La seconde guerre mondiale fera entre 50 et 70 millions de morts, soit plus de 2% de la population mondiale, c’est l’estimation la plus répandue. C’est le conflit le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité. Pour la première fois, les pertes touchent plus les civils que les militaires. 40 à 52 millions de morts, y compris 13 à 20 millions de maladie ou de famine. Les pertes militaires s’évaluent entre 22 et 25 millions, dont 5 millions de prisonniers de guerre morts en captivité.
Et puis, comme si le cauchemar ne s’arrêtait pas, à Hiroshima et Nagasaki s’ouvre l’ère de l’horreur nucléaire, tandis qu’à Sétif, Guelma et Kherrata, en menant une répression sanglante contre les manifestants indépendantistes ce 8 mai 45, notre pays pose les jalons terribles et dramatiques de la guerre d’Algérie.
Avec Pétain, Laval, Bousquet, Pucheu, la France du régime de Vichy va commettre l’irréparable. C’est d’abord l’esprit de revanche qui anime ce pacte entre extrême-droite et droite versaillaise. Vichy a des comptes à régler avec l’Esprit des Lumières, la révolution de 1789, les printemps des peuples de 1848. Des comptes à régler encore avec le Front Populaire de 1936, avec les communistes et syndicalistes, avec tous ceux qui accompagnent l’émancipation et les revendications des classes ouvrières. Les hommes de Vichy ont fait le choix de la collaboration par peur et défaitisme, mais aussi pour défendre leurs propres intérêts, défendre le capitalisme et une société patriarcale.
Les femmes vont ainsi endurer des lois liberticides et réactionnaires. On ne veut pas les voir, sauf en tant que mères, renvoyées dans leurs foyers comme support des politiques natalistes. La loi du 11 octobre 1940 interdit d’embaucher des femmes dans les services de l’Etat ou dans les collectivités locales. Avril 1941 : loi interdisant de divorcer avant un délai minimum de 3 ans de mariage. Février 42 : loi faisant de l’avortement un « crime contre la sûreté de l’Etat ». Juillet 1942 : l’abandon de foyer n’est plus une faute civile mais une faute pénale. Arrestation, condamnation, justice expéditive et exécution, la Résistance de la première heure va elle aussi payer un lourd tribut au régime de Vichy.
Mais c’est bien à l’été 42 que la France de la collaboration va commettre l’irréparable. En acceptant de participer à la déportation des juifs étrangers vivant en France vers les camps de la mort. A Auschwitz et ailleurs, en organisant et mobilisant l’administration française pour procéder aux rafles du Vel d’Hiv, Pétain et Laval contribuent à l’entreprise génocidaire du IIIème Reich.
La législation était déjà antisémite, elle devient là mortifère et complice de la barbarie nazie. 76000 Juifs dont plus de 11000 enfants sont déportés par les nazis avec l’aide du gouvernement de Vichy et arrachés à la vie. 25% de la population juive en France est victime de la Shoah.
Heureusement, il y a l’autre France, celle qui dit Non à la soumission. En 40, ils sont une poignée d’hommes à Londres autour du Général de Gaulle. Dans le Nord de la France, le Limousin, les premières résistances s’organisent, les femmes y participent activement, les jeunes se lèvent dans les maquis. Ce que ces hommes et femmes tiennent entre leurs mains, c’est notre République, c’est la France libre, et ce sera demain le CNR. Jean Moulin, Raymond et Lucie Aubrac, Germaine Tillion, Missak Manouchian, les fusillés du Mont Valérien, Pierre Brossolette, les maquis, les tirailleurs africains et maghrébins. Au sujet de Missak Manouchian, l’Elysée songerait au transfert de ses cendres au Panthéon. Je soutiens cette initiative, elle montrerait que l’identité française est et a toujours été multiple et elle soulignerait l’apport et le rôle considérables des immigrés et étrangers dans la libération de notre pays.
En plein cœur de ce cauchemar, Vénissieux est touché de plein fouet. L’activité industrielle de notre ville et la prise de position de la famille Berliet qui choisit le camp de l’Allemagne en font une cible de choix. La cité Berliet est réduite à un champ de ruines. Notre ville fut, après Lyon, la ville du Rhône ayant le plus souffert des bombardements anglo-américains. 800 immeubles endommagés et 140 totalement détruits. Quasiment la moitié de Vénissieux est partiellement ou totalement rayée de la carte. Entre mars et mai 1944, les opérations militaires feront 29 morts, 62 blessés. Notre ville recevra à ce titre la Croix de Guerre en 1945.
Aujourd’hui, il faut se souvenir des jeunes, morts dans le maquis d’Azergues et d’ailleurs, des résistants torturés et condamnés à mort à la prison de Montluc, une prison qui deviendra nazie, gérée par Klaus Barbie, et par laquelle les enfants d’Izieu transiteront avant de rejoindre Drancy et les camps de la mort. Se souvenir des femmes et des hommes, héroïques dans l’anonymat, du CNR et de la République sociale qu’ils vont nous offrir : nous avons une dette envers eux, et cette dette est de ne jamais les oublier.
Car c’est un gouffre que les théories raciales et d’extrême droite du IIIème Reich ont ouvert sous les pieds de notre civilisation. La haine de l’autre fut le terreau de la barbarie. « Les périodes de paix sont les pages blanches de l’Histoire », disait Hegel. Ce sont celles où s’écrivent la concorde et la bonne intelligence, celles aussi les plus fragiles, le monde en guerre dans lequel nous vivons est là pour nous le rappeler. Aucune société n’est à l’abri de son propre abîme.
Il nous faut donc transmettre, encore et encore aux jeunes générations, et à ce sujet, je tiens à saluer l’implication des collégiens de Paul Eluard et de leurs professeurs ainsi que celle des cadets de la sécurité civile du collège Jules Michelet.
Ce 8 mai, rappelons-nous des paroles de Jorge Semprun, je le cite : « S’il y a une morale, ici, ce n’est pas celle de la pitié, de la compassion, moins que jamais une morale individuelle. C’est celle de la solidarité. Une solidarité de la résistance, bien sûr : une morale de résistance collective ».
Je vous remercie.