Commémoration du 17 octobre 1961

C’est dans un contexte dramatique que s’inscrit cette commémoration du 17 octobre, un contexte de violence aveugle, abjecte, à laquelle nous devons répondre en restant unis et lucides. Depuis des années monte une forme de  décote humaine, qui doit nous interpeller et renforcer notre devoir de transmission.

L’histoire ne juge pas, ne compare pas, elle éclaire les événements, les met en perspective, ouvre des pistes de réflexion, s’appuie sur des archives, des  témoignages, pour former un bloc de temps et d’espace. Elle est là pour qu’on y voie plus clair.

Je  crois  important  aujourd’hui de  rappeler qu’il est nécessaire de  contextualiser l’histoire. La pire des  confusions est d’analyser les faits historiques du surplomb de notre époque  contemporaine, de parler du 17  octobre 1961 à partir d’une grille de lecture de  2023.

Il faut comprendre les mécanismes en cours, l’état social et économique du  moment, les lignes de fracture, les  pensées dominantes, les clivages politiques d’une époque. En un sens, le  17 octobre est un cas d’école et  montre combien le travail des historiens contribue à une réappropriation de l’histoire, même douloureuse. Car si cette nuit d’horreur a bien eu lieu à Paris, elle vient de nulle part dans la mémoire collective.

Pendant trente ans, jusqu’aux travaux de  l’historien Einaudi en 1990, le 17  octobre a été effacé du récit national comme des manuels scolaires ou travaux de recherches.

Omerta, déni, silence, secret d’Etat, amnésie, non-dits, refoulement, pourquoi une telle chape de plomb ? « Une énigme », voilà le terme qu’utilisera l’historien Pierre Vidal-Naquet, face à cette béance entretenue dans l’histoire collective de notre pays.

Il faudra donc attendre la sortie du  livre, en 1991, de l’historien Jean-Luc Einaudi, intitulé « La bataille de Paris, 17  octobre 1961 », pour que la vérité éclate. Et il faudra un improbable ricochet de  l’histoire pour que la lumière soit faite.

C’est en effet lors du procès de Maurice Papon, mais en tant que secrétaire général de la préfecture de la  Gironde, pour complicité de crimes contre l’humanité pendant l’occupation, que son rôle dans les massacres du  17  octobre resurgira. Ses fonctions en Algérie et à la préfecture de police de  Paris remontent à la surface. Pendant le procès, dans une tribune du journal Le Monde, Jean-Luc Einaudi parle de massacre, Maurice Papon s’empresse de poursuivre l’historien en diffamation. Mais le tribunal considère comme légitime le terme de massacre, un véritable tournant dans la reconnaissance de cette date meurtrière du 17 octobre. Amorcé si tard, ce mouvement va trouver des relais dans la société civile. Des enfants issus de l’immigration algérienne, en constituant l’association « Au nom de la mémoire », ont contribué eux aussi à la fin de l’amnésie.

Dans de nombreuses villes, les élus locaux se sont emparés de ce travail de  mémoire, ou plutôt de révélation de la  mémoire. A Paris, la première plaque commémorative, relative au 17 octobre, sera posée sur le Pont Saint-Michel en 2001. D’autres communes de la banlieue parisienne ont suivi le pas, et notre ville a  tenu également à installer une stèle commémorative lors des 50 ans du
17 octobre 1961. Elle s’inscrit pleinement dans cette démocratisation de l’histoire, ni instrumentalisée, ni réécrite. Il y a des paradoxes dans cette amnésie entretenue pendant plus de 30 ans.

Les journalistes font leur travail dès  les premiers jours de la tragédie. Ils  évoquent des massacres, mais ne peuvent se rendre sur les lieux de détention des Algériens. L’Humanité et Libération interpellent les autorités. L’Humanité titre  « Plus de 20 000 Algériens ont manifesté dans Paris. Combien de morts ? ». Libération s’interroge : « Est-il exact, écrit le journal le 19 octobre, que douze Algériens ont  été précipités dans la Seine ? Est-il exact  que, chaque nuit, des Algériens disparaissent sans que l’on puisse retrouver leur trace dans les  prisons ou centres de tri ? Si tout cela est exact, et nous avons de bonnes raisons de le croire, qui sont les auteurs de ces crimes ? ».

Des explications sont demandées à  Maurice Papon, préfet de police de la  Seine, lors d’une séance du conseil municipal de Paris le 27 octobre 61. Fin de non-recevoir. Des députés appellent à la création d’une commission d’enquête, qui ne verra jamais le jour.

Deux notes du directeur du cabinet  du garde des sceaux avaient pourtant  été communiquées au Premier Ministre, Michel Debré, affirmant que « les disparitions et assassinats de Nord-Africains résultaient dans une  large mesure  d’actions  policières ». Le Général De Gaulle reste muet, pas un mot ne figure sur le 17 octobre 61 dans ses mémoires. Le Président de la République se sait en position de faiblesse et laisse son premier Ministre Michel Debré (à qui il doit beaucoup pour son retour en 1958) poursuivre sa ligne dure à l’égard de l’Algérie.

Le livre de Paulette Péju, « Ratonnades à Paris », présenté comme un recueil d’articles de presse, est très vite interdit à la vente, des films comme « Octobre à Paris » de Jacques Panijel sont privés de projection et les bobines aussitôt saisies.

Au Sénat, une commission d’enquête est rejetée au motif qu’elle jetterait « un peu de doute, un peu de trouble, un peu de confusion dans l’esprit et le cœur d’un  grand nombre de fonctionnaires de police ».

 Le plus terrible au final, c’est que les victimes et témoins de cette nuit sanglante se  sont  repliés sur eux-mêmes, pris  en tenaille entre l’enjeu politique du moment en  Algérie et  la  peur de  l’Etat  français. Le traumatisme est si profond qu’il marquera une génération entière d’algériens et  de français d’origine algérienne, pris en  otage également par le combat politique qui se joue entre le FLN et le MNA.

Cette trace indélébile entravera la  transmission entre les générations. Beaucoup de témoins ont préféré se murer dans le silence, de peur que leurs enfants ne subissent à leur tour des représailles, alors que les possibilités d’un retour en Algérie s’éloignent irrémédiablement. Le futur de leurs enfants s’écrit en  France, il convient de se taire pour ne pas contrarier leurs parcours ni hypothéquer leur avenir en Métropole. Il  leur faudra refouler pendant des décennies l’horreur et le traumatisme vécus.

Pour les historiens anglais Jim House et Neil Mac,  j’ouvre les guillemets, « le 17 octobre 1961 fut, en tout cas, la  répression la plus violente et la plus  meurtrière qu’ait jamais subie une  manifestation de rue désarmée, dans toute l’histoire contemporaine de l’Europe occidentale ».

Il suffira d’une fausse rumeur, la mort de 10 policiers au Pont de Neuilly, pour que la répression policière tourne au bain de sang. Car cette nuit du 17 octobre,  les pulsions les plus basses, les peurs les plus bestiales ont mené au pire et aux ratonnades lâches, meurtrières, dans les rues de Paris. La nuit fut d’une extrême brutalité, d’une violence  aveugle.  Combien d’Algériens sont morts cette nuit-là ?

Dans son perpétuel déni, les autorités françaises font état de trois morts. Les estimations des historiens oscillent entre 150 et 200 morts. L’expression la plus radicale de cette  répression sanglante, ce sont les  corps jetés dans la Seine. Mais cette  image terrible fait écran à une  réalité tout aussi sordide. Dans les centres d’arrestation que sont devenus le Palais des Sports, ou encore la cour de la préfecture de police de l’île de la cité, les coups continuent de pleuvoir et les matraquages en règle font de nouvelles victimes. L’un des rescapés témoigne : « Le comité d’accueil nous attendait, une haie de policiers munis de leur bâton portaient des coups sur nous à la descente du bus. A l’intérieur, j’ai vu personnellement deux hommes mourir des suites des tabassages subis ».

Le contexte de négociations ouvertes entre le gouvernement français et le gouvernement provisoire de la République d’Algérie, a créé de vives tensions. De part et d’autre, à Alger et à Paris, les divisions s’accentuent, les attentats se multiplient. L’OAS, l’Organisation de l’Armée Secrète, créée elle aussi en 1961, avec  son slogan « l’Algérie est française et le restera », souffle sur les braises de  la violence. De Gaulle prend conscience que l’indépendance de l’Algérie est inexorable. Sa stratégie de  l’autodétermination doit servir la naissance d’une République algérienne liée à la France.

De son point de vue, tout débordement dans la rue, d’où cette répression aveugle, risque de mettre en  péril les liens économiques entre la  France et l’Algérie que le général entend maintenir après l’indépendance.

La terrible violence de la guerre d’Algérie a créé des deux côtés de la  Méditerranée un climat de paranoïa collective.

Tout aussi subtile que pertinente, l’analyse de l’historien Benjamin Stora mérite notre attention, je le cite : «Les Algériens, hommes sans nom, sont-ils des citoyens français, des « indigènes », des étrangers, des  « Français  musulmans » ? Ils sont perçus par beaucoup comme une menace pour la société française, une sorte de 5ème colonne, propre à réactiver les mythologies complotistes. Leur étrangeté juridique exacerbe la logique du soupçon policier, qui  entend démontrer que tout converge secrètement vers un but caché ». 

62 ans après, cette nuit sanglante du 17 octobre est enfin entrée dans notre mémoire collective. Elle doit continuer de nous éclairer, de nous enseigner. Le déni de réalité, entretenu jusqu’au début des années 90 par l’Etat français, a poussé les feux du ressentiment, de la manipulation, de la suspicion, vecteurs dangereux d’une réécriture de l’histoire et, par ricochets, de son instrumentalisation.

Cette leçon-là, celle des conséquences graves d’une histoire refoulée, tout le monde doit s’en souvenir, au même titre que les victimes d’une nuit de cauchemar.

      Je vous remercie.

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