Journée nationale à la mémoire des victimes de la déportation

Ailleurs, derrière les murs et les barbelés, derrière les baraquements et les camps, la vie suivait pourtant son cours.

Nous le savons tous, toutes les guerres sont tragiques et horribles, celles d’aujourd’hui comme celles d’hier. Populations déplacées, familles endeuillées, villes rasées, ce monde-là, de la rage et de la haine, est encore le nôtre en 2024. Aucun régime n’est à l’abri de tels assauts, aucune démocratie ne doit se sentir protégée, ni immunisée contre la montée des extrêmes.

Certains livres vivent dans l’ombre de plus  célèbres. Primo Levi, Jorge Semprun, Imre Kertesz, Robert Merle nous ont plongés au cœur du néant des camps d’extermination. Ils nous ont fait vivre l’intérieur de l’indicible, de  l’innommable, de l’horreur absolue. Des  femmes aussi ont mis les mots sur l’indescriptible, telles Simone Veil, Germaine Tillion, Ginette Kolinka.

J’aimerais aujourd’hui laisser le champ libre à un texte d’une puissance à couper le  souffle, un texte moins connu que ses illustres aînés mais néanmoins indispensable. Son autrice est Charlotte Delbo, son titre, « Aucun de nous ne reviendra ».

Charlotte Delbo était membre des Jeunesses communistes dans les années 30. Née dans une famille d’immigrés italiens, après avoir travaillé comme assistante du metteur en scène Louis Jouvet, elle part en tournée en Amérique du sud avant de revenir en France pour s’engager en 1941 dans la Résistance avec son mari Georges Dudach. Ce dernier sera arrêté et fusillé au Fort Mont- Valérien en 1942. Elle est déportée à Auschwitz-Birkenau dans le convoi du 24 janvier 1943, dit « le convoi des 31000 » qui comprend 229 femmes, résistantes pour la majorité d’entre elles. Elle  sera l’une des 49 rescapées de ce convoi. Ecrit juste après la guerre, Charlotte Delbo gardera avec elle le manuscrit d’Aucun de nous ne reviendra pendant 20 ans, sans se décider à le faire publier. Elle franchira le pas en 1965.

Dès les premières lignes, quand elle décrit  l’arrivée à Auschwitz dans un wagon à bestiaux, les portes de l’innommable s’ouvrent devant nous : « Mais il est une gare, écrit-elle, ou ceux-là qui arrivent sont justement ceux-là qui partent. Une gare où ceux qui arrivent ne  sont jamais arrivés, où ceux qui sont partis ne sont jamais revenus. C’est la plus grande gare du monde… Ils ne savent pas qu’à cette gare-là on n’arrive pas. Ils attendent le pire – ils n’attendent pas l’inconcevable », conclut-elle.

A l’intérieur du camp, les résistantes françaises côtoient des Polonaises, des juives de l’Europe centrale, des hommes aussi, des Italiens, des compatriotes. Les corps déjà ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes.

Tel ce cortège de prisonniers, qui part au  loin travailler sous les cris et les coups de  cravache des SS, qui les menacent, leur crient dessus, les humilient, les frappent. Charlotte Delbo se souvient de ces silhouettes vacillantes : « Ils avaient la démarche de là-bas. La  tête en avant, le cou en avant. La tête et le cou entraînaient le reste du corps. La tête et le cou tiraient les pieds. Dans leurs visages décharnés, les yeux brûlaient, cernés, la pupille noire. »

L’autrice a connu le froid, la boue, les maladies et la mort partout présente. Elle a enduré le pire sous un régime nazi qui crache à la face du monde sa haine de la civilisation des hommes, des opposants politiques, des juifs, des communistes, syndicalistes, des socialistes, résistants,  tziganes, des Polonais, des témoins de Jéhovah, des homosexuels.

Depuis la conférence de Wannsee et la  mise en place officielle de la solution finale, plus rien n’empêche l’abject et l’extermination totale de l’autre, de tout ce qui s’oppose. A  Auschwitz, plus d’un million de personnes, dont 90%  de juifs, vont y trouver la mort en  quelques années seulement. L’Holocauste, c’est 6 millions de  victimes dont près de 3 millions dans les chambres  à  gaz. A  Treblinka : 800 000 morts. Belzec : 435 000. Sobibor : plus de 150 000. C’est depuis ce cauchemar que Charlotte Delbo nous parle, je  la cite : « Tous les jours et toutes les nuits les  cheminées fument avec ce combustible de tous les  pays d’Europe, des hommes près des cheminées passent leurs journées à passer les cendres pour  retrouver l’or  fondu  des dents d’or… Saviez-vous que la souffrance n’a pas de limite, l’horreur pas  de frontière, le saviez-vous, vous qui savez ».

Oui, nous le savons tous ici, toutes les guerres sont tragiques et horribles, celles d’aujourd’hui comme celles d’hier. Populations déplacées, familles endeuillées, villes rasées, ce monde-là, de la rage et de la haine, est encore le nôtre en 2024. Mais dans les camps d’extermination, le 20ème siècle a changé de dimension, s’est cassé en deux, car l’horreur dépasse l’entendement et toute forme de raison. Le 3ème Reich ouvre les portes du néant.  Jamais la société des hommes n’avait inventé, pensé et anticipé, aussi bien économiquement  qu’intellectuellement, l’industrie de  la  mort. Dans  ce système concentrationnaire, règnent l’humiliation, les coups sourds et surtout la négation de l’identité, la négation de l’autre, la négation du corps, de la femme, de l’enfant, du malade.

Il n’y a plus de noms, plus de patronymes, mais des matricules, des esclaves, des tatouages sur la peau comme on marque le bétail. Il y a des vies en sursis, des millions  d’innocents condamnés à une mort programmée. C’est cette dimension que nous devons avoir en tête en ce jour de commémoration.

Ce que les déportés ont vécu est difficile à imaginer. Comment se figurer l’inconcevable, comme essayer d’appréhender la réalité et les souffrances endurées ? Peut-on y parvenir, c’est aussi une question que l’on doit se poser.

Aussi tranchants soient-ils, les mots de Charlotte Delbo viennent nous rappeler ce quotidien crépusculaire. J’ouvre les guillemets : 

« Le matin (à 3h00) –  du bord de l’obscurité une voix criait « aufstehen » (levez-vous). Nous n’avions qu’à trouver nos chaussures pour sauter en bas.  Sur celles qui ne surgissaient pas assez vite des couvertures, la lanière sifflait et cinglait. La lanière, à la main de la stubhova debout dans l’allée, volait jusqu’au 3ème étage, volait jusqu’au milieu des carrés, fouettait les visages, les jambes endolories de sommeil… »

Cette réalité, de l’humiliation et de la violence, était celle de l’autrice et de tous les déportés. Après un travail aliénant, au milieu des cadavres, de corps nus amoncelés, Charlotte Delbo constatait l’effondrement psychologique des détenues, son envie à elle aussi d’en finir enfin, avec la vie comme avec ce monde de l’horreur continue et journalière : « Nous restions immobiles, insiste-telle. La volonté de lutter et de résister, la vie, s’étaient réfugiés dans une portion rapetissée du corps, juste l’immédiate périphérie du cœur… Tout à l’heure, je cédais à la mort. A chaque aube, la tentation. Quand passe la civière, je me raidis. Je veux mourir mais pas passer sur la petite civière. Pas passer sur la petite civière, avec les jambes qui pendent et  la  tête qui pend, nue sous la couverture en loques. Je  ne veux pas passer sur la petite civière».

Ailleurs, derrière les murs et les barbelés, derrière les baraquements et les camps, la vie suivait pourtant son cours.

Un passage du texte de Charlotte Delbo montre ce qu’Hannah Arrendt appelait la banalité du mal, la monstruosité de  l’indifférence comme forme d’humiliation suprême. Ecoutons-la : « Cette ville, Auschwitz, où nous passions était une ville étrange. Les femmes portaient des chapeaux, des chapeaux posés sur des cheveux en boucles. Elles avaient aussi des souliers et des bas comme à la ville. Aucun des habitants de cette ville n’avait de visage et pour n’en pas faire l’aveu, tous se détournaient à notre passage, même un enfant qui tenait à la main une boîte à lait aussi haute que ses jambes en émail violet et qui s’enfuit en nous voyant.

Nous regardions ces êtres sans visages et c’était nous qui nous étonnions… Nous étions allégées d’arriver aux silos de betteraves où nous allions travailler de l’autre côté de la ville que nous avions traversée, comme un malaise du matin. »

Au terme du livre, témoignage puissant et éprouvant, qui s’inscrit dans la lignée et avec la  même force que les livres de Primo Levi, Jorge Semprun ou Imre Kertesz, c’est le comment qui l’emporte. Comment est-ce possible, comment fut-ce possible ? Dans l’horreur des camps, l’illusion délirante de la race allemande, de l’homme nouveau et du peuple supérieur, le mythe de la grande Allemagne, purifiée et universelle, ont pris leur revanche sur les Lumières.

A l’apogée de leur projet en 1942, Hitler et Himmler envisageaient une germanité future de 600  millions d’habitants, de la Crimée au Cercle polaire, au prix de la mort programmée de 25  millions de juifs et de slaves. Comment un régime, porté dans  les urnes par une majorité d’Allemands, a-t-il pu  sombrer dans la haine absolue et  dans une folie destructrice qui n’a pas eu d’égale ? 

Dans son livre L’aveuglement, l’historien Marc Ferro relate la relative indifférence des démocraties à l’égard de la situation allemande, comme si la légèreté se conjuguait au déni de réalité. Fin 32, le parti nazi obtenait 31% des voix contre 37% aux précédentes élections générales. Charles Maurras, pourtant à la tête de l’Action Française, estime lui-même que « c’est le crépuscule d’Hitler ». « Je puis dire qu’Hitler est désormais exclu de  l’espérance du pouvoir », juge Léon Blum.

Dans une note, le Quai d’Orsay précise que « la désagrégation du mouvement se poursuit à une cadence rapide ». Le Populaire, quotidien de la SFIO, titre : « La disparition de Hitler est à prévoir ». « Un succès passager, une anomalie éphémère », analyse-t-on du côté de Moscou. L’erreur des démocraties est d’avoir considéré le nazisme comme un épi phénomène, puis d’avoir cédé aux volontés d’Hitler quand le feu commençait à se propager en Europe. Cela montre à quel point les  totalitarismes, la montée des rejets, xénophobes et  antisémites, de l’extrême-droite et la flambée des  nationalismes ont toujours mené le monde à la guerre, tout au long de son  histoire.

Ce péril, au cœur de nos démocraties dont se détournent de plus en plus les électeurs, prend des formes différentes, mais reste par nature le même : trouver des boucs-émissaires à toute crise, inviter au repli nationaliste, diviser la société et faire monter la haine et le rejet de  l’autre. Aucun régime n’est à l’abri de tels assauts, aucune démocratie ne doit se sentir protégée, ni immunisée contre la montée des extrêmes.

C’est cette vigilance, cet avertissement que la littérature de la Shoah nous transmet. De  Charles Jeannin ici à Vénissieux à Lucie Aubrac, de Primo Levi à Charlotte Delbo, tous ces passeurs de mémoire se sont mis à l’écriture moins pour cicatriser des plaies inguérissables que pour nous transmettre ce cauchemar et nous en prémunir, afin de ne pas revivre l’innommable.

Et Charlotte Delbo de conclure ainsi son livre, j’ouvre les guillemets : « Les barbelés sont très blancs sur le ciel bleu. M’appelait-elle ? Elle est immobile maintenant, la tête retombée dans la poussière souillée. Loin au-delà des barbelés, le printemps chante. Ses yeux se sont vidés et nous avons perdu la mémoire. Aucun de nous ne reviendra. Aucun de nous n’aurait dû revenir. »

Je vous remercie.

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