Cérémonie commémorative de la journée nationale à la mémoire des victimes de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc

Mardi en fin de journée, nous étions réunis à l’occasion de la journée nationale à la mémoire des victimes de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc. Au sujet de la guerre d’Algérie, il n’y a pas une mémoire mais tant de mémoires différentes à réconcilier. « La guerre d’Algérie est entrée dans chaque famille, sous le sceau de la douleur et du traumatisme ».

« Mais la mémoire, ce n’est pas l’histoire, ce serait trop simple ».

On aurait pu attribuer cette phrase à un historien, mais ce n’est pas le cas, c’est celle d’un témoin inconnu, d’un anonyme qui a vécu la guerre d’Algérie, dramatique et sanglante. La mémoire, ou plutôt les mémoires, écorchées, morcelées, toujours vives. « La guerre d’Algérie est entrée dans chaque famille, sous le sceau de la douleur et du traumatisme », poursuit cet anonyme.

La mémoire bien sûr des Algériens et de tous leurs morts et disparus, du prix du sang versé pour l’indépendance de leur pays et la sortie du joug colonial. La mémoire des Harkis, que la France abandonne, victimes eux aussi de massacres et  de représailles sanglantes. La mémoire des appelés de l’armée française, perdus dans une guerre qu’ils ne comprennent pas, qui ne les concerne pas et pour laquelle beaucoup d’entre eux vont périr. La mémoire des Pieds Noirs, qu’on rapatrie d’urgence à Marseille ou ailleurs dans des conditions sommaires, laissant sur l’autre rive un bout de leur vie et de leurs souvenirs. La mémoire des juifs de Constantine, pour lesquels un  monde s’effondre. La mémoire des déserteurs, objecteurs et insoumis, plus de 12 000 jeunes à avoir refusé de participer à cette guerre, qui se retrouvent condamnés et poursuivis par les autorités françaises.

Oui, de gré ou de force, la guerre d’Algérie est entrée dans chaque famille des deux côtés de la Méditerranée, mais pas de la même manière, ni bien sûr avec la même intensité.

Côté algérien, le bilan est terrible, effrayant : entre 300 000 et un million de morts pour un pays qui ne comptait à l’époque que 10 millions d’habitants. La France avait mobilisé un million et demi de jeunes conscrits et déployé 400 000 hommes. 30 000 d’entre eux ne reverront plus leur sol natal, dont 13 000 appelés emportés par une histoire qui les dépassait, sacrifiés par un Etat français aveugle et obtu.

Le sang continuera de couler, encore et encore, après le 19 mars 1962 et l’application du cessez-le-feu : assassinats et attentats de l’OAS, massacres des Harkis… Vénissieux, elle, perdra 6 de ses enfants : Lucien Armanet, Roger Delorme, Vincent Ferrari, Joanny Martinet, Roger Roussin et Robert Simonin.

Voilà à quoi ont abouti ces terribles années de la guerre d’Algérie. Une tragédie, un déchirement et des mémoires, plus de 60 ans après les accords d’Evian et le cessez-le-feu du 19 mars 1962, toujours à vif. Dans cette résurgence de mémoires douloureuses, souterraines, le silence imposé par l’Etat français jusqu’au début des années  90 porte une part de responsabilité indéniable. La parole ne s’est pas libérée, comme une souffrance que l’on ne voudrait surtout pas transmettre à l’autre.

Souvenons-nous des algériens au lendemain des ratonnades et de la violence inouïe de la nuit du 17 octobre 1961 à Paris. Par peur des représailles, par peur de l’avenir de leurs enfants en France, alors qu’un hypothétique retour en Algérie s’est éloigné, bon nombre de témoins et victimes de la répression policière ont préféré se taire et se murer dans le silence.

Ce silence sourd qui prend en écharpe également les appelés de l’armée française. Avant la mobilisation, beaucoup n’avaient jamais quitté leurs villages, n’avaient jamais pris le train ni le bateau, ne connaissaient pas la Méditerranée. En Algérie, ils découvrent un autre monde, une autre culture, un autre climat, une autre langue, en se demandant pour la plupart d’entre eux ce qu’ils font là, pourquoi on les a envoyés au  combat, ces soi-disant « missions de pacification ».

Quand ils reviennent en France, ils se taisent, traumatisés par ce qu’ils ont vu : des villages incendiés, des femmes violées, des massacres d’innocents, la violence des attentats, la guérilla, la torture, la perte d’un ami dans une embuscade. Il y a aussi un sentiment d’incompréhension et de culpabilité, celui d’avoir été contraint de participer à une guerre qui ne voulait pas dire son nom. Alors, on édulcore, on fait mine de penser à  autre chose, on ne veut pas en parler et  chaque conscrit s’enferme dans le traumatisme de l’après-guerre, assailli par le cauchemar vécu, par des images si violentes qu’elles reviennent en boucle, inlassablement.

L’autocensure agit aussi efficacement que l’omerta et les dénis que l’Etat français déploie comme une toile d’araignée à la fin de la guerre. Le journal L’Humanité fera l’objet de 27 saisies et de 150 poursuites de la part de l’Etat.

Un reportage saisissant sur les massacres commis dans le Constantinois renforcera encore la censure de l’exécutif.Le film « Octobre à Paris », de Jacques Panijel, qui recueille des témoignages des survivants du 17 octobre, échappera de peu à la saisie, avant d’être interdit par les autorités après le refus d’un visa d’exploitation. Il y a aussi le livre de Paulette Péju, « Ratonnades à Paris », saisi chez l’imprimeur.

Heureusement, les manifestations pour « la paix en Algérie », Henri Alleg et son livre brûlot « La question », l’assassinat du mathématicien et militant du parti communiste algérien Maurice Audin, les morts de Charonne, parviendront à faire entendre une autre voix, celle de la raison, celle de l’arrêt des combats, celle de l’indépendance.

Pour chacun de nous, la Toussaint Rouge marque le début de la guerre d’Algérie 1954-1962. J’ouvre une parenthèse, l’assemblée nationale n’a adopté l’expression « Guerre d’Algérie » qu’en 1999. On parlait auparavant « d’événement », « de mission de pacification », etc. Je ferme la parenthèse.

Mais cette guerre n’est-elle pas en germes dès le début de la colonisation, dans ses principes mêmes ? Ceux qui croient apporter la civilisation et le progrès deviennent les complices de la soumission d’un peuple par un autre, de la destruction d’une culture par une autre, de l’appauvrissement et de l’accaparement économique des ressources. Entamée à la fin de la Restauration et à  peine achevée sous Napoléon III, la colonisation est un bain de sang dès le 19ème siècle.

Viols, pillages, récoltes dévastées, mise à sac des villages tenus par la résistance d’Abd-el-Kader, populations enfumées dans des grottes, jusqu’en 1847, la guerre, soutenue par Thiers, est déjà terrible, féroce. Les massacres de Sétif et Guelma, le 8  mai 45, vont marquer eux aussi une rupture sanglante, qui laissera des traces indélébiles. La répression y est aveugle. Plus de 50 ans après, l’historien Jean-Louis Planche, après recoupement de nombreux documents et témoignages, estime qu’entre le 8 mai et le 26 juin 45, 15 000 à 20 000 algériens ont été tués dans le département alors français de Constantine, peut-être même 35 000.

Et puis, il y a des conséquences terribles sur le long terme d’un siècle et demi de colonisation. Dans les espaces ruraux, la production agricole diminue ; la société traditionnelle se déstructure à grande vitesse. L’exode des paysans s’accélère et les  familles trouvent refuge dans des bidonvilles des grandes villes. L’éducation et la formation des jeunes sont en perte de vitesse. En 1954, 84% des enfants algériens ne sont pas scolarisés. Comme le dit Germaine Tillion, la « clochardisation de la population algérienne » est en marche.

Les conclusions et la justesse du regard de l’ethnologue sont symptomatiques du rendez-vous manqué de la République avec la décolonisation de l’Algérie. L’idée d’une Algérie française est toujours en vogue, tenace, à la fin des années 50.

Quand le peuple algérien réclame l’autonomie et l’indépendance, l’Etat français répond par le réformisme colonial et la répression. Il s’enferme dans une logique guerrière et meurtrière. Contrairement à la collaboration, menée par le gouvernement de Vichy illégitime et illégal, qui n’a pas été élu démocratiquement, c’est bien la République, la 4ème du nom, qui a fait le choix des armes. Nos interrogations changent donc de nature car nous parlons là de notre régime politique, et non de la droite versaillaise et de l’extrême droite revancharde de Pétain.

Pourquoi la République s’est-elle entêtée à  ce point ? Pourquoi a-t-elle ignoré le sens  de l’histoire, celui des mouvements d’indépendance et d’autonomie des peuples enclenchés partout dans le monde ? Pourquoi s’est-elle crispée et figée en faisant le choix catastrophique des armes et de la  violence ? Pourquoi ce contre-sens historique, à rebours des valeurs que la France des Lumières incarne et porte au nom de la liberté ? L’échec de l’Indochine suffit-il à expliquer l’acharnement de l’armée française ? Enfin, pourquoi, après le cessez-le-feu et les  accords d’Evian, approuvés, lors du référendum du 8 avril 1962, par 91 % des votants de France métropolitaine, s’en sont suivies 30 années de silence et d’amnésie ?

Toutes ces interrogations sont légitimes, elles doivent continuer de nourrir aujourd’hui encore nos réflexions pour avancer vers une mémoire partagée, sans instrumentalisation à des fins politiques ni esprit de revanche.

« Le refus de regarder le réel a provoqué des retours de mémoire extrêmement durs »,précise l’historien Benjamin Stora, « qui ne poussent pas vers un apaisement mais au contraire vers une concurrence mémorielle à l’intérieur de la société française ».

C’est tout le travail, des historiens, des associations, des élus et des citoyens, qui nous reste à accomplir, un travail d’apaisement et de réconciliation, de lucidité historique aussi. Cette tâche est aussi vaste que nécessaire, et elle reste devant nous.

Je vous remercie.

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