Capitulation sans condition des armées nazies

… » « Un homme sans passé est plus pauvre qu’un homme sans avenir », dit Elie Wiesel. »…

« La guerre-monde ». C’est le titre qu’un collectif d’historiens, dirigés par Alya Aglan et Robert Frank, a donné à un ouvrage majeur, consacré à la seconde guerre mondiale. Avec cette date, qui peut paraître surprenante, mais qui trouve tout son sens, à la lecture du livre : 1937-1947, et non « 1939-1945 ». J’y reviendrai.

« Guerre-monde » parce que tous les continents ont été touchés.

« Guerre-monde » parce que les victimes sont issues de plus de 60 pays différents.

« Guerre-monde » parce qu’il est toujours aussi difficile, 70 ans après, de s’accorder, sur le nombre de personnes disparues.

A la guerre entre pays, se sont ajoutés les guerres civiles, les génocides, les déplacements de population, la famine, les maladies. Entre 50 et 70 millions de morts, soit plus de 2% de la population mondiale, c’est l’estimation la plus répandue, qui en fait le conflit le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité.

« Guerre-monde » car, pour la première fois, les pertes touchent plus les civils que les militaires. 40 à 52 millions de morts, y compris 13 à 20 millions de maladie ou de famine.

Les pertes militaires s’évaluent entre 22 et 25 millions, dont 5 millions de prisonniers de guerre, morts en captivité.

Jamais l’homme n’avait été aussi destructeur. Rien qu’une bataille, celle de Stalingrad, fera un million de morts, en l’espace de six mois. Jamais l’homme n’avait nié à ce point, l’idée même d’humanité et de civilisation. Au-delà des tragédies, le 3ème Reich s’est attaqué, à l’esprit des Lumières et au genre humain, à la Révolution de 1789 comme à l’héritage de la démocratie grecque et du droit romain. Dans les camps de la mort du régime nazi, c’est plus qu’une guerre qui a lieu, c’est la négation de l’être humain, sa destruction physique et psychologique, c’est l’industrie de la mort au service d’un génocide, l’anéantissement des juifs d’Europe.

Des historiens estiment que 5,7 (78 %) des 7,3 millions de juifs vivant dans les territoires occupés par l’Allemagne, ont été victimes de la Shoah, dont environ 3 millions dans les camps. Déportés, réduits à la condition d’esclaves, opprimés, puis gazés et brûlés. Hommes comme enfants, femmes comme personnes âgées. Par centaines, par milliers, par millions. Parce qu’ils étaient juifs, parce qu’ils étaient tziganes, parce qu’ils étaient communistes, syndicalistes, socialistes, résistants, homosexuels ou handicapés. C’est l’autre, la figure de l’autre et le visage de la différence, que l’extrême droite, comme tout au long de son histoire, veut supprimer. Au nom de la pureté de la race aryenne, au nom de l’homme nouveau, sous le pire régime totalitaire de l’histoire humaine, le 3ème Reich.

Enfin, jamais peut-être l’homme n’a eu autant recours, aux armes de destruction massive. Quand les poilus de 14 se sentaient dépassés par les obus, que l’industrie de l’époque était capable de produire, réduits à mourir dans les tranchées, les deux bombes nucléaires larguées sur Hiroshima et Nagasaki, rasent immédiatement les deux villes, et irradient tout sur leur passage. Au plus près de l’impact, il ne reste rien, ni un mur, ni un arbre, ni trace de vie.

Rien, comme un symbole du mépris de la vie, vecteur terrible de ces années de rage, de haine et de destruction systématique. A une question d’un journaliste, qui lui avait demandé s’il avait vécu un enfer à Buchenwald, Imre Kertesz, rescapé et Prix Nobel de littérature récemment décédé, avait répondu : « je ne peux pas vous dire, je ne connais pas l’enfer ». Un trait d’esprit, un trait de pudeur, mais tous, on peut en être sûr, ont vécu un cauchemar.

Pour le collectif d’historiens, auteur de « La guerre-monde », l’euro-centrisme qui nous fait commencer la guerre, avec l’invasion nazie de la Pologne, le 1er septembre 1939, doit être relu, à la lumière d’événements extérieurs. En Asie et en Afrique, avec l’invasion de la Mandchourie en 1931, de l’Ethiopie en 1935, de la Chine en 1937, le nationalisme japonais et le fascisme italien, imposent déjà des guerres d’occupation de territoires entiers. Le massacre de Nankin en 37, où des centaines de milliers de civils et de soldats désarmés sont assassinés, et entre 20 000 et 80 000 femmes et enfants violés par les soldats nippons, porte en lui les germes d’une brutalité sans précédent.

En Allemagne, la nuit des longs couteaux en 34, et la nuit de cristal en 38, créent un climat de terreur, tout en désignant clairement les cibles à venir du 3ème Reich : les communistes, les sociaux-démocrates, victimes de purges et d’exécutions sommaires, et les juifs.

39-40, n’est donc pas uniquement le prolongement de 14-18. Le monde dans sa globalité, et sur plusieurs continents, se prépare à la guerre, dès le milieu des années 30. Et la haine que portent en eux, l’extrême droite et les nationalismes, finira d’embraser la planète entière.

Comme le dit l’historien Alya Aglan, cette guerre « a nourri en retour, des mémoires résolument nationales de cet événement-monde : mémoire « glorieuse » des pays vainqueurs, mémoires « honteuses » ou empoisonnées, des nations vaincues ou occupées, mais dont l’occupation divisa civilement, chacune d’entre elles ». L’historien semble ainsi parler de la France. Quand l’Allemagne allait commettre l’impensable et l’innommable, le pétainisme faisait basculer notre pays dans l’irréparable. La collaboration est une tache sombre dans notre histoire collective.

Irréparable les lois scélérates de Vichy : l’avortement jugé comme « crime contre la sûreté de l’Etat », la mise en place des syndicats uniques, et l’interdiction du droit de grève, pour n’en citer que quelques-unes. Irréparables et abjectes les rafles de l’été 42, que les juifs de France vont subir. On remarquera par ailleurs, que l’implication des autorités françaises et la soumission à l’Allemagne nazie, sont allées beaucoup plus loin que d’autres pays. Le rôle de la France, du moins d’une certaine France, comme rouage et cheville ouvrière de l’Holocauste, est indéniable.

Séquestre des biens et entreprises, appartenant aux juifs absents ou arrêtés (octobre 40) ; premier convoi de déportés, depuis le camp de Compiègne (27 mars 42), port obligatoire de l’étoile jaune (29 mai 42, appliqué dès le 7 juin). Si la politique de quotas est décidée à Berlin, elle sera appliquée à Paris, avant de s’étendre à la zone libre. Pour la France, le quota est fixé, dans un premier temps, à 40 000 personnes. Presse censurée, rafles effectuées au petit matin, pour limiter le nombre de témoins, tout a été programmé, pensé, prémédité.

Pour la zone libre, l’idée des rafles est émise par Bousquet lui-même, auprès des autorités allemandes et de Heydrich, l’un des planificateurs de la Shoah ! Et c’est le même Bousquet, qui rédigera les circulaires d’autorisation des arrestations, dès août 42. La nature de ces rafles change radicalement, dans la mesure où l’occupant n’y est pas présent, et c’est donc l’Etat Français qui livre de lui-même, ses propres citoyens ! Il faudra attendre plus de 50 ans, attendre le discours de Jacques Chirac en 1995 pour, enfin, et bien tardivement, reconnaître le rôle de l’Etat français dans la déportation, et sa participation active, à l’entreprise d’extermination des Juifs de France et d’Europe.

Et n’oublions pas non plus les milices de Pucheu, les tortures et déportations des syndicalistes, communistes, socialistes, résistants, et tous les coups bas portés au monde du travail, aux ouvriers et classes populaires. Défendre les intérêts du patronat, briser les forces syndicalistes, chercher des boucs émissaires, rejeter les étrangers, propager la haine et la xénophobie, voilà ce que fut le pétainisme, et voilà ce que continue d’être l’extrême droite en France.

Enfin comment oublier que le 8 mai 45 en France, jour de libération, s’est transformé le même jour, en massacre à Sétif, réprimant dans le sang les premiers jalons de l’indépendance algérienne, en faisant des milliers de victimes. Violence là encore, aveugle et insupportable.

Mais cette commémoration nous donne aussi l’occasion de saluer l’autre France, celle qui nous a permis de vivre libre, et de vivre en République, depuis la chute de Vichy et la capitulation sans conditions du régime nazi. Face à la France soumise s’est dressée la France insoumise, la France du courage. Celle qui a su dire Non.

Elle porte les noms de Jean Moulin et de De Gaulle, de Manouchian et des FTP MOI, des tirailleurs sénégalais, algériens, des combattants de l’outre-Rhin, la France des humbles et des maquis, la France des justes.

Elle porte aussi des noms de femmes, de Lucie Aubrac et Germaine Tillion, de Lise London, de Olga Bancic, Berthie Albrecht, Danielle Casanova, Elsa Triolet, Cécile Rol-Tanguy, des femmes du Nord, basques, corses, bretonnes, des femmes immigrées.

Oui, ce sont eux et elles, souvent au prix du sang et de drames terribles, qui nous ont appelés à rester vigilants, eux qui nous ont transmis le flambeau de la mémoire, de la résilience et de la démocratie. Nous devons, aujourd’hui plus que jamais, lutter contre le populisme et la montée effarante du Front National en France, et de l’extrême droite en Europe.

Ne voit-on pas, jour après jour, grandir un péril qui peut nous submerger demain, comme il a emporté, il y a plus de 70 ans, des générations entières, dans le bruit et la fureur d’une guerre totale. Les Républiques sont fragiles, beaucoup plus fragiles qu’on ne le croit. L’élection d’Hitler n’est-elle pas aussi, le fruit de l’affaissement de la République de Weimar ? En juin 40, la 3ème République n’a-t-elle pas été balayée et emportée, en un rien de temps, par les forces réactionnaires et pétainistes, du côté de Bordeaux.

Plus que les faiblesses des démocraties, les leçons de la seconde guerre mondiale doivent nous interroger sur leur fragilité. Ce que l’on croit permanent, l’histoire nous en dévoile l’impermanence. Ce que l’on croit acquis peut se désagréger très rapidement. Et quand j’entends Marion-Maréchal Le Pen, il y a quelques jours à peine, se dire « saoulée par les valeurs de la République », nous savons tous que le danger n’est pas derrière nous, mais parmi nous.

Le monde n’a pas basculé du jour au lendemain, vers la guerre la plus totale et la plus abjecte.

Il y est allé progressivement, en multipliant, tout long des années 30, les signes du ressentiment, du rejet, de la colère, que le nationalisme et le populisme ont su capter et fédérer, dans la haine et le sang.

Ces conditions peuvent à nouveau être réunies, chacun le sait. « Un homme sans passé est plus pauvre qu’un homme sans avenir », dit Elie Wiesel. Oui, l’histoire n’a d’échos que si elle devient notre mémoire commune, en prise avec les temps présents, et que si elle trace le chemin de nos résistances, ici et maintenant.

Un mot pour conclure cette commémoration. La ville de Vénissieux vient de procéder à l’inscription sur le monument aux morts, de deux noms supplémentaires, deux noms qui comptent dans la mémoire vénissiane, Joseph Alfred Lubin et André Falcoz, deux figures de la tragédie et de la Résistance des années 40. C’est aussi à eux, à leur combat et à leur engagement héroïque, que nous pensons aujourd’hui.

Je vous remercie.

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