80 ans de la Guerre d’Espagne et des Brigades internationales

Vénissieux, terre de résistants, terre de brigadistes, avec ces noms qui restent gravés : François Ruiz, Albert Canova, les Frères Amadéo, Emile Cracco, Aimé Turrel, André Castelhano, Joseph Balaguer, Francisque Pachès, sans oublier tous les autres, anonymes ou proches, mais républicains dans l’âme.

La guerre civile en Espagne fut l’antichambre du pire conflit du 20ème siècle, la seconde guerre mondiale. Guerre dans l’ombre d’une autre, plus grande, plus tragique encore, mais, aussi étrange que cela puisse paraître, la guerre civile de 36 garde un impact considérable, je dirais profond, dans notre mémoire collective.

Tout est présent parce ce que tout nous a été restitué par la puissance du récit et de la représentation, au-delà donc, des stricts faits historiques. Le résistant républicain fauché en pleine course, saisi par le photographe Robert Capa. L’œuvre de Picasso, Guernica, tableau intemporel d’un premier bombardement massif sur une ville, par une escadrille du 3ème Reich. Bodas de sangre, Vuelta de Paseo, les mots de Federico Garcia Lorca, les mots du poète, fusillé par les milices franquistes dès août 36, et jeté dans une fosse. Franco interdira la publication de ses œuvres jusqu’en 1953. Les peintures et sculptures d’Antoni Tapies, marqué au fer rouge et tout au long de sa vie par les atrocités de la guerre civile.

L’espoir, livre d’André Malraux, engagé de la première heure de l’autre côté des Pyrénées. Pour qui sonne le glas, d’Ernest Hemingway. Les récits de Dos Passos, de George Orwell.

Une femme myope, assez forte, sans aucune connaissance militaire, rallie dès juillet 36 le front improvisé d’Aragon. Elle est juive, fuit la persécution nazie, elle s’appelle Simone Weil, grande philosophe du siècle passé. Plus qu’un legs, il y a une mémoire directe, une présence contemporaine au cœur de ce conflit, qui vit toujours, intact, intemporel, en 2016. Même les mots, langages, expressions, se sont faufilés jusqu’à nous. Le « No pasaran » lancée par une femme communiste, Dolorès Ibarruri, à la radio, n’a rien perdu de sa sonorité, ni de la puissance de sa symbolique.

L’expression de « 5ème colonne » nous vient, elle aussi, d’Espagne. Quand les généraux Franco et Mola convergent vers Madrid, répartis en quatre colonnes, le général Emilio Mola fait alors allusion à une cinquième colonne, qui se tiendrait prête à l’intérieur de Madrid, afin de semer la confusion et la panique parmi les Républicains espagnols. La stratégie échouera, comme le siège de Madrid, du moins dans un premier temps.

Pourquoi donc une telle emprise et un tel ancrage dans notre présent ? Parce que c’est le pouvoir romantique d’un idéal défendu et d’un monde perdu, qui agit toujours 80 ans après. Romantique et tragique. Parce qu’une cause, la République, au-delà de tous les obstacles linguistiques et matériels, a réuni des hommes, issus de toutes les classes sociales, ouvriers, paysans, artistes, intellectuels, et venus de cultures et de pays si différents. Même des athlètes des Olympiades Populaires à Barcelone, en protestation des JO à Berlin, viendront grossir les rangs. Jamais peut-être avait-on vu sur le front une telle diversité sociale et culturelle. On estime qu’entre 1936 et 1938, il y a eu 35 000 volontaires, 53 nationalités différentes représentées, et près de 15 000 morts parmi eux.

L’histoire des Brigades Internationales, c’est donc l’histoire d’un rassemblement et d’une résistance très large alors que rien, sur le fond, n’oblige un français, un américain, un espagnol, un italien ou un russe, à porter un même idéal.

C’est sous l’impulsion de Maurice Thorez, secrétaire du parti communiste français, que la proposition de création des Brigades sera soumise à Staline, dont l’organisation relèvera ensuite du Komintern. Car 36 en France, c’est aussi le Front Populaire, l’heure des avancées sociales et des premiers congés payés qui font écho au Frente Popular d’Espagne. Il y a un fil rouge entre tous ces pays et ces hommes, c’est celui de la lutte contre la montée des forces fascisantes, des forces réactionnaires tout au long des années 30. La guerre de 39 leur donnera raison avant l’heure, il fallait arrêter l’extrême droite et les nationalismes, avant qu’ils n’ensanglantent le vieux continent, puis la planète entière. Batailles de Madrid, de Guadalajara, de Brunete, de Belchite, fronts d’Aragon et de l’Ebre, l’Espagne paiera au prix fort cette guerre civile, avec plus d’un million de morts, entre le 18 juillet 1936 et le 29 mars 1939 et l’arrivée au pouvoir de Franco, qui imposera une véritable dictature au peuple espagnol jusqu’en 1975. 40 ans de répression, 40 ans d’un peuple espagnol brimé, étouffé sous la férule de Franco.

L’occident, la France notamment, le laisse faire quand d’autres comme les Etats-Unis, le soutiennent, comme si le caudillo était devenu une sorte de dictateur présentable. Mais n’oublions pas : 40 ans de franquisme, c’est 40 ans de nationalisme espagnol à outrance, 40 ans de refus de tout droit politique, linguistique et culturel lié aux régions. 40 ans de négation de la lutte des classes et d’anticommunisme, 40 ans de national-catholicisme où l’église est intégrée à la construction de l’Etat, 40 ans de parti unique, le Movimiento Nacional. 40 ans de règne sans partage des grands propriétaires terriens et des familles de la haute bourgeoisie industrielle et financière. Et c’est, dès la première décennie de la dictature, entre 40 000  et 50 000 opposants politiques fusillés, liquidés.

Ici à Vénissieux, l’histoire des Brigades Internationales résonne avec force. Mémoire directe et mémoire de territoire se rejoignent. Dès les premières semaines de la guerre, des centaines d’ouvriers immigrés quittent l’agglomération lyonnaise, leur emploi et leur famille, pour rallier les volontaires républicains espagnols.

Ils viennent principalement des villes communistes et progressistes de l’époque : Villeurbanne, Vénissieux, Saint-Fons. Sans se poser de question, un grand nombre d’espagnols repartent dans leur pays d’origine. Le parti communiste et des associations espagnoles, mettent en place des filières. Des leaders vénissians apparaissent : Emmanuel Amadéo, conseiller municipal, Aimé Turrel, ouvrier et militant communiste, Joseph Vicente, manœuvre, sont signalés en Espagne. Une fois les Brigades Internationales créées, les bureaux de Villeurbanne et Vénissieux jouent un rôle majeur.

Mieux encadrés, mieux préparés, les volontaires vont rejoindre les Républicains, notamment à Albacete, principale base de l’organisation. Ennemond Romand, le maire de Vénissieux, au cours d’une réunion publique au Palais du Travail de Villeurbanne, encourage ceux qui le souhaitent à renforcer les rangs des Brigadistes. Plaque tournante du mouvement, le café d’Aimé Turrel, rue Victor-Hugo, recrute de nouveaux volontaires, alors que les Vénissians organisent des quêtes d’argent et de nourriture, pour les Républicains qui luttent contre Franco et les fascistes.

Vénissieux, terre de résistants, terre de brigadistes, avec ces noms qui restent gravés : François Ruiz, Albert Canova, les Frères Amadéo, Emile Cracco, Aimé Turrel, André Castelhano, Joseph Balaguer, Francisque Pachès, sans oublier tous les autres, anonymes ou proches, mais républicains dans l’âme.

La progression sur le terrain des nationalistes, le décès de deux vénissians au combat, les proches dont on est sans nouvelles, cet ensemble d’éléments finit par affaiblir l’élan de solidarité. Les Brigadistes, meurtris, affaiblis, reviennent dans leurs pays. Madrid capitule en mars 1939.

La Pasionaria, cette femme de courage qui avait lancé le célèbre « No pasaran », aura ces mots de gratitude et de tendresse. J’ouvre les guillemets : « Vous pouvez partir la tête haute. Vous êtes l’histoire, vous êtes la légende, vous êtes l’exemple héroïque de la démocratie, solidaire et universelle ! Nous ne vous oublierons pas, et quand l’olivier de la paix se couvrira de nouveau, de feuilles mêlées aux lauriers victorieux de la République espagnole, revenez ! ».

Quelques mois plus tard, la seconde guerre mondiale éclate. Bon nombre de brigadistes reprendront le combat, mais cette fois-ci, dans les rangs des maquis et de la résistance.

Je sais que le souvenir et le drame de cette guerre civile restent très présents dans le cœur de la communauté espagnole de Vénissieux. Je sais aussi qu’elle en a fait une force et une fierté, celle de défendre l’idéal démocratique, face à la violence aveugle des nationalismes et à la compromission du clergé espagnol. Qu’elle est toujours présente lorsque les libertés, où que ce soit, sont foulées aux pieds.

« Un homme, ça peut être détruit, mais pas vaincu », disait Ernest Hemingway.

C’est peut-être cette leçon-là et cet espoir qu’il nous faut retenir du front d’Aragon et d’Albacete.

Je vous remercie.

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