« Le secret éternel des dictatures : la terreur ! Qu’on ne se fasse pas d’illusions, la violence, qui ne recule devant rien, est une force redoutable. La terreur systématiquement organisée et exercée par un Etat paralyse la volonté de l’individu, elle mine et dissout toute solidarité. Telle une maladie, elle s’insinue dans les âmes qu’elle corrode ; bientôt la lâcheté générale devient son meilleur auxiliaire car chacun se sentant suspect suspecte les autres… Si la volonté disciplinée des dictatures se manifeste d’une façon ferme et organisée, celle de l’opposition, composée d’éléments divers et mue par des motifs divers, n’arrive jamais à se grouper en une force véritable ou n’y parvient que très tard. »
Ce texte est de Stefan Zweig, lui qui a anticipé la montée du nazisme et prévu la catastrophe qui allait suivre. L’histoire montrera que le régime totalitaire du 3ème Reich, au cours des années 30, a suivi à la lettre ce programme de la terreur détaillé par l’écrivain. L’historien Laurence Rees lui aussi s’interroge, je le cite : « Je me rappelle m’être demandé, alors que je n’étais pourtant qu’un enfant, comment, si Hitler était le démon dans un corps d’homme, il avait pu obtenir de tant de personnes qu’elles obéissent à ses ordres ».
Eliminer toute forme d’opposition, créer, comme le souligne Stefan Zweig, des divisions dans le monde ouvrier et syndical essentiellement, puis formuler une utopie politique sur les braises de la défaite de 14-18. En hurlant sa rage, Adolf Hitler promeut le mythe du Volksblut, le sang racial commun, condition préalable à l’existence de la Grande Allemagne. Le projet du 3ème Reich vise à transformer le peuple allemand en communauté biologique. Dans des maternités, des jeunes femmes sont ainsi sélectionnées pour concevoir des enfants avec des SS.
Le Lebensraum, qui sous-entend une surpopulation de l’Allemagne et la nécessité d’annexer de nouveaux territoires afin de garantir un espace vital, prend forme. Les régimes fasciste et totalitaire, nourris de la pensée d’extrême droite, de l’antisémitisme et de la xénophobie, vont asseoir leur pouvoir autour de ces trois grandes figures : le culte de l’homme providentiel, la subordination totale de l’individu à un Etat régi par un seul parti et l’adhésion à une idéologie omnisciente et globale.
La nuit des longs couteaux en 34 et la nuit de cristal en 38 vont alors s’empresser de créer ce climat de peur, tout en désignant clairement les cibles à venir du 3ème Reich : les syndicalistes, les communistes, les sociaux-démocrates, victimes de purges et d’exécutions sommaires, et les juifs. Le pire est en marche, mais il l’était aussi dans les guerres d’occupation et de soumission menées par l’Italie fasciste en Ethiopie dès 1935. « Tout pour l’Etat, rien en dehors de l’Etat, rien contre l’Etat ». Cette maxime est de Mussolini, elle rejoint là encore cette logique de terreur à l’œuvre dans les années 30.
Quittons un instant notre tropisme européen et regardons ce qui se passe au même moment dans le Pacifique. Les historiens ont raison de rappeler qu’en Asie le nationalisme nippon annonçait lui aussi une radicalité de la violence jamais connue jusqu’alors. L’invasion de la Mandchourie en 1931 et de la Chine en 1937, porte la marque de guerres totales, à savoir d’un contrôle complet du territoire par la liquidation systématique de toute forme d’opposition.
Le massacre de Nankin en 37, où des centaines de milliers de civils et de soldats désarmés sont assassinés et entre 20 000 et 80 000 femmes et enfants violéspar les soldats nippons, préfigure l’invasion de la Pologne par l’Allemagne, et les campagnes de l’Est qui allaient suivre, d’une sauvagerie assourdissante.
Le régime nazi n’est donc pas né du jour au lendemain. En ce jour de commémoration de la capitulation sans condition de l’Allemagne nazie, il est essentiel de ne pas oublier et de rappeler aux jeunes générations qu’Adolf Hitler s’est imposé dans les urnes, donc par des voies démocratiques, aussi incroyable que cela puisse paraître.
Il a procédé par ordre, contaminé les esprits, puis fait usage de la force. « En 1932, j’ai vu comment se préparait ce climat d’insensibilité à la mort et à la guerre civile. C’était une question de haine. Quand la haine est arrivée à ce point, la vie humaine ne compte plus. Hitler avait bâti toute sa propagande sur l’excitation, la religion de la haine », raconte Joseph Kessel.
Et de poursuivre : « Les commerçants, ouvriers, fonctionnaires écoutaient avec avidité un agitateur qui portait la chemise brune, dont je sus après qu’il avait été un leader syndicaliste – il était habitué à manier les foules. Il ne donnait aucun programme. Tout n’était qu’appel aux instincts les plus primitifs. (…) Ces forgerons de la haine transformaient des gens paisibles en fanatiques. »
Le pire a gagné, le pire est advenu. Dans son entreprise d’autodestruction, le nazisme s’est attaqué non pas à un territoire ou à un ennemi, non, il s’est attaqué à l’esprit des Lumières et au genre humain, à la Révolution de 1789 comme à l’héritage de la démocratie grecque et du droit romain.
C’est la civilisation des hommes qui s’est effondrée et qui a vacillé en 39-40, et c’est dans ce trou noir que le 3ème Reich, le fascisme et les lois raciales de l’extrême droite ont entraîné les peuples sur tous les continents.
La seconde guerre mondiale, c’est 55 millions de morts, voire 70 millions, soit 2% de la population mondiale. Le chiffre est effrayant, effarant, sans précédent. 25 000 disparus par jour. Tous les continents sont touchés, et les victimes de la seconde guerre mondiale sont issues de 60 pays différents. Les populations civiles sont devenues des cibles à part entière, une arme de guerre, comme le viol des femmes.
Environ 45 millions de civils sont morts et le nombre de victimes civiles est supérieur à celui des victimes militaires, sans compter les déplacements de populations, soit 30 millions d’européens concernés, essentiellement en Europe orientale.
Et puis au cœur de ce massacre planétaire, brûlent encore l’inconcevable et l’innommable : les camps d’extermination et la solution finale, adoptée lors de la conférence de Wannsee en janvier 42. L’industrie de la mort a été réfléchie, mesurée, soupesée, étudiée, comparée et mise à l’épreuve des réalités sociales, économiques, démographiques de l’impérialisme allemand.
L’aliénation de la tâche au service d’un génocide, c’est là que réside la folie du nazisme. Il faut que cette tuerie de masse, cette extermination soient viables économiquement.
Hitler, Heydrich, Himmler, Goebbels, Goering, Eichmann, aucun des dirigeants du 3ème Reich n’était fou, bien au contraire, certains faisant preuve d’une énorme culture, mais c’est dans le terreau du nationalisme, de l’antisémitisme et de la xénophobie que s’est nourrie la mécanique de la terreur et de l’horreur.
Des historiens estiment ainsi que 5,7 des 7,3 millions de juifs vivant dans les territoires occupés par l’Allemagne ont été victimes de la Shoah, dont environ 3 millions dans les camps. Déportés, réduits à la condition d’esclaves, opprimés, puis gazés et brûlés. Hommes comme enfants, femmes comme personnes âgées. Par centaines, par milliers, par millions. Personne ne peut oublier, car personne ne pourra jamais plus réparer ce crime contre l’humanité, jeté à la face de notre civilisation.
En France, Brest, Caen, Le Havre, Lorient, Saint-Nazaire, Saint-Lô, Évreux, Saint-Malo, Rouen, sont en ruines. 300 000 bâtiments d’habitation sont entièrement détruits. Pour notre seul pays, le montant de la reconstruction s’élève à plus de 4 milliards de francs ! 74 départements métropolitains sont très sévèrement touchés et plus d’un million de ménages, sur les 12,5 que la France comptait à l’époque, sont sans abri à la sortie de la guerre. Rares sont les familles qui n’ont pas perdu l’un des leurs, un ami, une connaissance, un proche.
Deux France se sont opposées. Celle qui s’est fourvoyée dans la collaboration et a commis l’irréparable dans les rafles de l’été 42 et celle qui a résisté dans les maquis, dans les usines, à Londres ou dans l’Azergues, à Vénissieux ou dans le Vercors.
L’entrée au Panthéon de Missak Manouchian en février dernier est là pour nous rappeler le rôle de la résistance communiste, des immigrés, des justes. Avec les gaullistes, avec tous les anonymes qui se sont levés pour dire Non à Vichy, avec le CNR, ils ont défendu nos libertés et fait en sorte que la France renoue avec ses valeurs, avec le pacte de la République.
Vénissieux a payé elle aussi un lourd tribut au cours de ces cinq années de cauchemar. 135 tués, 30 disparus, 90 fusillés, 6 bombardements aériens, plus de 600 maisons à l’état de ruines ou endommagées, des usines dévastées.
A la sortie de la guerre, notre ville est détruite à 50%. Vénissieux reçoit à ce titre la Croix de Guerre en 1945. Elle pleure ses morts, comme ces cinq patriotes tombés sous les balles allemandes, le long du mur Berliet, à quelques jours seulement de la libération. Ils s’appelaient Louis Trocaz, Pierre Joseph Gayelen, Félix Gojoly, Louis Moulin et Jean Navarro.
Mais à ce sombre tableau répond une lueur, le sauvetage de ces 108 enfants juifs que des résistants, des religieux et des acteurs associatifs vont exfiltrer du camp de Bac Ky pour les sauver d’une mort annoncée à Auschwitz ou dans d’autres camps de concentration.
A la sortie de la guerre, face à un tel désastre et une telle furie, il a fallu tout réapprendre : rire, aimer, et surtout croire à nouveau en l’homme. Il a fallu que la stupeur de la découverte des camps d’extermination, que cette cruauté-là soit acceptée, puis communiquée au public.
Le temps de la parole sera long à venir tant les mots ont manqué pour décrire l’inacceptable, l’inconcevable. Il a fallu que la justice des hommes fasse son travail à Nuremberg et à Jérusalem pour le procès Eichmann. L’histoire ne nous donne jamais de leçon, mais des enseignements, des pistes de réflexion dont l’homme doit tirer parti, dont nous devons apprendre.
Mais savons-nous vraiment les écouter ? Ce même 8 mai 45, de l’autre côté de la Méditerranée, les autorités françaises réprimaient dans le sang et une brutalité aveugle des manifestations indépendantistes à Sétif, Guelma et Kherrata, prélude là encore d’une guerre à venir, terrible et tragique : la guerre d’Algérie.
Aujourd’hui malheureusement, le bruit des armes continue de résonner. Les images de villes rasées, de civils tués, d’innocents massacrés, ces images qui nous parviennent nous blessent, nous révoltent, mais elles doivent avant tout réveiller nos consciences, nos vigilances et nos volontés d’œuvrer pour la paix.
En introduction comme en conclusion, je laisserai les mots de la fin à Stefan Zweig, qui nous avertit ainsi : « Un droit n’est jamais conquis définitivement ni aucune liberté à l’abri de la violence, qui prend chaque fois une forme différente. C’est justement au moment où la liberté nous fait l’effet d’une habitude et non plus d’un bien sacré qu’une volonté mystérieuse surgit des ténèbres de l’instinct pour la violenter. »
Je vous remercie.