68ème anniversaire de la libération des camps

Le 29 avril 2013 – Retrouvez l’intervention de Michèle PICARD à l’occasion du 68ème anniversaire de la libération des camps, dimanche 28 avril.

« Lorsque j’entends encore parler Charles Jeannin des camps, en parler de l’intérieur, j’entends les mots de Primo Levi, des mots qui n’accusent pas mais qui décrivent, qui scrutent le quotidien, qui détaillent les gestes simples, non pas de la vie, mais de la survie. Dans Si c’est un homme, ce qui frappe au fil des pages, c’est la capacité des hommes à réinventer des règles collectives, d’échanges, à remettre en place une micro société, au cœur même de l’humiliation, de l’oppression, au cœur même d’une mort annoncée et programmée. »

Lundi 29 avril 2013.

Retrouvez l’intervention de Michèle PICARD à l’occasion du 68ème anniversaire de la libération des camps, dimanche 28 avril.

« Vous qui restez, soyez dignes de nous ». Cette phrase de Guy Môquet, et des 26 autres fusillés du camp de Chateaubriant, résonne ce matin d’une façon particulière et émouvante pour l’ensemble des Vénissians. Faire son deuil, c’est souvent perdre en premier la voix du proche disparu, sa tessiture, son grain, mais pas le sens profond des mots, ni des actes accomplis. « Vous qui restez, soyez dignes de nous », c’est Charles Jeannin qui semble nous parler. C’est Stephan Hessel et Raymond Aubrac qui, réunis, semblent nous parler, ce sont tous ces guides de notre présent que nous avons perdus en l’espace d’un an.

Entre ces trois mémoires vivantes, entre ces trois messagers de nos sociétés mal en point, il y a cette irrésistible volonté de ne pas abdiquer, de ne jamais renoncer, de croire en l’homme, malgré tout. « Les dangers du grand âge, affirmait le philosophe Paul Ricoeur, sont la tristesse et l’ennui. La tristesse n’est pas maîtrisable, mais ce qui peut être maîtrisé, c’est le consentement à la tristesse. Il ne faut pas céder là-dessus. La réplique contre l’ennui, c’est être attentif et ouvert à tout ce qui arrive de nouveau. » Comment ne pas y voir la force de caractère qui a animé ces trois hommes ?

Vivre le cauchemar et l’enfer, puis réapprendre à vivre, en s’accordant le droit de sourire et de respirer, enfin vivre et témoigner pour les autres, à l’épreuve des drames, douleurs et humiliations vécus, dans le souci justement de préserver les jeunes générations des hoquets de l’histoire. Ils ont fait des années de terreur, des années de l’abject et de l’innommable, une mémoire au présent et une mémoire du présent, qui nous alerte, qui continue de prolonger dans nos consciences, et dans nos actes, l’écho de ceux qui ne sont pas revenus, la barbarie du 3ème Reich et le plus précieux bien collectif qui nous soit donné : la liberté, la démocratie, le respect de l’autre.

Alors bien sûr, Charles Jeannin nous manque cruellement, comme il manque à la mémoire collective des Vénissians.

Mais notre ville, nous tous ici réunis, ainsi que des milliers d’enfants, avons eu cette chance de croiser, d’entendre et d’écouter Charles Jeannin. Vigilance de la citoyenneté, sens de l’engagement et du dévouement, nécessité de vivre le présent à l’aune des erreurs du passé, rien de ce qu’il nous a légué n’a disparu, tout est là, intact, et vivant parmi nous.

Vénissieux lui doit beaucoup et il n’est pas exagéré de dire qu’il a forgé, en donnant, en transmettant, en instruisant, une part de ce que l’on appelle l’identité vénissiane. Chacun de nous gardera son Charles Jeannin personnel, pour ma part, ce qui m’a le plus impressionné chez cet homme, c’est sa volonté de fer, et son profil si vénissian. Comme si les deux s’alimentaient mutuellement pour construire une vie, un parcours exemplaire, une leçon pour tous. Charles entre en résistance alors qu’il n’a que 16 ans. L’apprentissage chez Berliet, les aciéries de Longwy, la Sigma le forment, et renforcent aussi certainement son sens de l’engagement, et de la solidarité.

C’est presque un gamin, mais un gamin qui dit non à la servitude, non à Vichy, non à l’extrême droite et à l’Allemagne d’Hitler. Où a-t-il trouvé cette détermination, si tôt, quand tant d’autres, plus âgés, plus mûrs, allaient se fourvoyer, par égoïsme, par peur, par lâcheté, voire par conviction, dans la collaboration ? Ne pas franchir le pas, ou le franchir, au prix de la clandestinité, au prix de sa vie, au prix de l’abandon de son propre environnement, c’est plus qu’un choix, c’est une bascule, une autre vie.

C’est Noël Descormes, futur maire communiste de Saint-Fons, qui jouera le rôle de détonateur et de grand frère, ce passage vers la résistance dont parlait Edgar Morin, entre insouciance individuelle et ralliement à une communauté, à un esprit, à une camaraderie aussi. Et puis il y a l’arrestation, la prison Saint-Paul, le camp de Compiègne, avant de passer derrière les portes du cauchemar. Dachau.

Nous célébrons aujourd’hui le 68ème anniversaire de la libération des camps.

Lorsque j’entends encore parler Charles Jeannin des camps, en parler de l’intérieur, j’entends les mots de Primo Levi, des mots qui n’accusent pas mais qui décrivent, qui scrutent le quotidien, qui détaillent les gestes simples, non pas de la vie, mais de la survie. Dans Si c’est un homme, ce qui frappe au fil des pages, c’est la capacité des hommes à réinventer des règles collectives, d’échanges, à remettre en place une micro société, au cœur même de l’humiliation, de l’oppression, au cœur même d’une mort annoncée et programmée.

Alors, quand on écoute Charles Jeannin décrire les conditions de vie, en juillet 44, du convoi à destination des camps, on est saisi par la discipline qui se met en place, par l’organisation et l’intelligence qui y règnent : roulements pour les places assises, se dévêtir pour gagner en espace de survie. Il n’y aura dans ce wagon que « 35 morts  et sur les 2500 personnes montées de force dans ce convoi, plus de la moitié périra avant l’arrivée à Dachau ».

Le camp de Neckarelz, puis Dachau à nouveau, où la volonté de Charles et la chance, où malgré les moments d’abattement, il reste un éclair de lucidité, comme un pressentiment, cette lucidité qui le fait changer de file, pour échapper d’un rien à la mort, au four crématoire. Il part ensuite à Gdynia, en Pologne, où le froid : -25, -30°c, tue, mutile, où l’acier gelé des traverses de chemin de fer à déplacer arrache la peau. Le calvaire continue dans le camp de Sandbostel où là, c’est la dysenterie et le typhus qui emportent les corps et les hommes affaiblis.

Le 29 avril 1945, les troupes britanniques libèrent le camp, et Charles Jeannin aura ce mot, je le cite : « je peux crever maintenant, je crève en homme libre ».

32 kilos, c’est le poids de Charles à la sortie des camps. Le cauchemar de l’holocauste est un cauchemar total : cauchemar d’un corps qui n’est quasiment plus le sien, mais qu’il faut reconstruire ; cauchemar d’une psychologie anéantie, mais qu’il faut recomposer ; cauchemar d’une foi en l’homme pulvérisée, mais à laquelle il faut redonner sens.

Beaucoup ne sortiront jamais des camps (6 millions de morts), mais d’autres en sortiront vivants, sans jamais en échapper vraiment. Oui, le cauchemar est total, il l’est dans l’échelle du temps que ces hommes et femmes innocents ont dû traverser : dans la peur et la clandestinité avant le camp, dans l’humiliation et la négation de l’être pendant le camp ; dans l’interrogation et l’incompréhension, voire la culpabilité d’être vivant, à la sortie du camp. L’homme est marqué dans sa chair, dans son esprit, dans ses sens : la vue, l’ouïe, l’odorat, longtemps après, les renverront inlassablement au point d’origine de l’abject. De Semprun à Primo Levi, comme pour tous les autres, la vie d’après ne sera pas facile.

Il faut tout réapprendre, les gestes les plus communs, les joies les plus simples, les silences et les moments douloureux à partager. A l’image de Lucie et Raymond Aubrac, Charles Jeannin a fait de la chose vécue une matière à transmettre de génération en génération.

Témoin d’une tragédie collective à son insu, passeur de mémoire de son plein gré. Là encore, pour passer de l’un à l’autre, il fallait une sacrée détermination, la frontière à franchir, pour le sens de l’engagement et de la mémoire commune.

Dans la résistance, quand il ne fallait pas transiger, dans l’éducation et l’instruction, quand il fallait tout reconstruire, dans le parti communiste français, quand il fallait porter l’ensemble des conditions du souvenir et de l’émancipation des hommes. Ce n’est pas un hasard si Charles a été un maillon central dans la création du musée communal de la Résistance et de la Déportation de Vénissieux. Il s’agissait moins d’exorciser un traumatisme que d’enseigner l’histoire de la seconde guerre mondiale aux jeunes, aux enfants, de partager l’inconcevable, pour mieux s’en prémunir demain.

Ils sont ainsi des dizaines de milliers de jeunes à avoir compris ce que signifiait vivre dans un camp, à avoir compris que les démocraties sont un rempart fragile face aux totalitarismes. Convaincu que la paix est la plus belle des choses, il savait aussi que la bête immonde du 3ème Reich, et la haine des discours de l’extrême droite, toujours présents, ne seraient jamais terrassés, si l’on ne faisait pas preuve de vigilance.

Il ne faut pas croire que la parole de la xénophobie et de l’antisémitisme s’est tue, aujourd’hui en 2013 : au contraire, elle se banalise, elle se libère et elle se propage partout en Europe, et ses représentants, à Vénissieux ou ailleurs, remettent en marche les mêmes logiques : stigmatiser les minorités, créer des boucs émissaires, afin de les rendre responsables de tous les maux de la société, jouer sur la corde nationaliste et le repli identitaire, pour éviter de s’interroger sur la nature de la crise.

C’est une vision simpliste, dangereuse et archaïque de notre monde, mais plus le pacte républicain sera affaibli, et plus elle trouvera un écho auprès de ceux qui se sentent exclus, ignorés, et méprisés par les politiques publiques.

A travers cette commémoration un peu particulière, je voulais rendre hommage à Charles Jeannin, et à tous ceux qui, comme lui, à Vénissieux ou ailleurs, sont restés debout face à l’oppresseur, et vivants face à la mort industrialisée que le régime dément d’Hitler avait mise en place. L’héritage qu’il nous laisse, sans parler du CNR, ce n’est pas une leçon de morale, c’est une leçon de vie.

S’indigner, se révolter, s’opposer, se réconcilier aussi avec la société des hommes lorsqu’il s’agit de protéger l’avenir, c’est par les actes qu’ils ont construit leur parcours et leur survie. Voilà ce qu’ils nous donnent, à nous les vivants, le sens de l’engagement et le sens de l’éducation, de l’instruction, les deux étant étroitement liés.

En conclusion, je voudrais citer les mots de Charles car ils nous sont directement adressés. « Certains diront : à quoi bon ? Mais les déportés ne peuvent pas oublier et le pourraient-ils, qu’ils n’en auraient pas le droit. Ils savent que le nazisme n’est pas mort, que le crime peut encore se produire.

Oublier, ce serait trahir le serment que nous avons fait au jour de notre libération : plus jamais ça ! ».

Oublier ces mots, ce serait aujourd’hui trahir ce serment qui est devenu le nôtre.

Je vous remercie.

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