52ème anniversaire de la journée du 17 octobre 1961

Retrouvez l’intervention de Michèle Picard à l’occasion du 52ème anniversaire de la journée du 17 octobre 1961 : « …Lutter pour construire enfin une mémoire partagée, lutter pour écrire une nouvelle page des relations entre la France et l’Algérie, forte justement des erreurs du passé et de cette tragédie, je pèse mes mots, de la colonisation… »

Jeudi 17 octobre 2013

Retrouvez l’intervention de Michèle Picard à l’occasion du 52ème anniversaire de la journée du 17 octobre 1961.

Lutter contre le déni, lutter contre l’oubli. Lutter pour favoriser le travail en commun des historiens des deux rives de la méditerranée, lutter contre ces années, ces décennies de silence en forme de censure d’État. Lutter pour construire enfin une mémoire partagée, lutter pour écrire une nouvelle page des relations entre la France et l’Algérie, forte justement des erreurs du passé et de cette tragédie, je pèse mes mots, de la colonisation. Cette date du 17 octobre 1961 est une date dramatique, mais c’est une date qui, il y a peu encore, ne faisait pas partie intégrante de l’histoire de la France. Une date refoulée, une date sciemment ignorée, une date taboue, comme plongée dans la nuit, une nuit de massacres à Paris, une nuit de corps jetés dans la Seine, une nuit où la police de Papon allait se livrer à une répression sauvage et barbare. Combien d’algériens, manifestant pacifiquement, sont morts ce soir-là ?

Aujourd’hui encore, symbole de ces silences en forme de censure dont je parlais, nul ne le sait vraiment. Macabre, ce décompte parle plus qu’un long discours, il parle justement de cette béance et de cette négation de l’histoire par les autorités françaises. Au lendemain de la manifestation, le Figaro titre : 2 morts, 44 blessés graves. En 1991, soit trente ans après les faits, l’historien Jean-Luc Einaudi évoque près de 200 morts liés aux violences policières. En 1997, la commission Mandelkern parle de 40, voire 50 victimes. En 1998, Élisabeth Guigou crée une seconde commission, en mesure d’affirmer qu’au moins 48 personnes trouvèrent la mort, les 17 et 18 octobre. Mais la commission précise : « ce chiffre est très vraisemblablement inférieur à la réalité, dans la mesure où beaucoup de corps ont été immergés et que des cadavres ont pu être transportés en aval de la Seine ». En 1999, l’historien Brunet avance le chiffre de 30 à 50 morts. En 2006 : deux historiens anglais, qui ont un accès limité aux archives de la police, estiment que le 17 octobre est le pic d’un cycle de répressions de deux mois, septembre et octobre 1961. Pour eux, bien plus de 120 algériens ont été assassinés par la police, en région parisienne. Cette bataille mémorielle sur le nombre de morts est éloquente. Les historiens s’accordent aujourd’hui à dire qu’il y a eu plusieurs dizaines de victimes la nuit du 17, mais que le chiffre est compris entre 120 et 345 personnes, si l’on prend en compte ces deux mois d’une violence extrême. Éloquent, oui, car cela illustre à quel point, la censure et le déni de l’État Français, ont alimenté la confusion et la perte de mémoire, le ressentiment et la suspicion.

Pourquoi ce massacre a été occulté de la mémoire collective, qui a orchestré cette amnésie ?

De toute évidence, l’État français de l’époque veut imposer le silence, pour protéger les autorités impliquées : le préfet de police de la Seine, un certain Maurice Papon, puis le ministre de l’intérieur, Roger Frey, et enfin le Premier Ministre, Michel Debré. Dans ses mémoires comme en plein cœur des événements, De Gaulle reste muet. Pas un mot, pas une réaction sur ce massacre révoltant, insupportable. Et puis il y a une pratique, celle de la censure, qui bat son plein depuis des années. En Algérie comme en France, les saisies de journaux frappent tous azimuts : 154 en 1960, 127 en 1961. A la pointe du combat, et en l’espace de huit ans, le journal L’humanité fera l’objet de 150 poursuites, dont 49 pour provocation de militaires à la désobéissance, 24 pour diffamation envers l’armée, 14 pour atteinte à la sécurité de l’État. Au sujet du 17 octobre, les journalistes ont l’interdiction de se rendre sur les lieux de détention des Algériens.

Les procédures judiciaires débouchent sur des non-lieux, bouclées avant d’aboutir. Il y a, comme le dit l’historien Gilles Manceron, une volonté d’instaurer un véritable oubli judiciaire. Les décrets d’amnistie, les entraves pour accéder aux archives, l’épuration d’un certain nombre de fonds entretiennent, jusqu’à la fin des années 70, ce principe d’amnésie collective. Pourquoi une commission d’enquête parlementaire, exigée par des députés, n’a-t-elle jamais vu le jour, dans la foulée de ce 17 octobre, sinistre et tragique ? Pourquoi aucune poursuite n’est engagée contre Maurice Papon, alors que le conseil municipal de Paris, lors de la séance du 27 octobre, lui demande des explications ? Quel rôle exact a joué en sous-main l’OAS, alors même que le gouvernement français, et le gouvernement provisoire de la République d’Algérie, entament des négociations ?

Dans quelle mesure également, à partir de 1962, le nouveau pouvoir algérien a-t-il passé sous silence cette nuit tragique ? Proche des valeurs de la gauche européenne, syndicale et politique, la fédération de France du FLN, à l’origine de la manifestation du 17 octobre, avait échoué politiquement à prendre le pouvoir contre Boumédienne. Ce dernier n’avait aucune raison de la remettre sur le devant de la scène, en évoquant la tragédie qui s’était déroulée à Paris. Enfin, près de nous, pourquoi Gaston Deferre, ministre de l’intérieur au début des années 80, a-t-il renoncé à ouvrir le dossier ?

« Une énigme », voilà le terme qu’utilise Pierre Vidal-Naquet, face à cette béance entretenue dans l’histoire collective de notre pays. Car c’est presque un fait du hasard qui va enfin éclairer cette nuit de massacres et de violences.

Dans son roman policier, Meurtres pour mémoire, sorti en 1984, Didier Daeninckx relie le passé de Maurice Papon sous l’occupation à son rôle en 1961. Et c’est au cours de son procès, en 1997-1998, pour complicité de crimes contre l’humanité, en tant que secrétaire général de la préfecture de la Gironde pendant l’occupation, que son implication dans la répression du 17 octobre va éclater. Un rebond de l’histoire, voilà ce qu’il aura fallu attendre pour avancer vers une histoire assumée, vers une histoire éclairée. C’est l’occasion aussi de mettre en valeur les travaux des historiens, de Jean-Luc Einaudi pour La bataille de Paris, et Michel Levine, en 1985, pour Les Ratonnades d’octobre : un meurtre collectif à Paris. Deux auteurs, deux chercheurs qui lèvent toute ambiguïté : chasse au faciès, exécutions sommaires, bain de sang, massacres perpétrés par la police française avec l’aval de l’État : voilà la haine, la rage, qui se sont répandues dans les rues de Paris.

« On était devenus incontrôlables. On montait dans les étages pour mieux voir et on tirait sur tout ce qui bougeait… C’était l’horreur, l’horreur. On était tellement déchaînés qu’on était devenus incontrôlables. Pendant deux heures, ça a été une chasse à l’homme véritablement terrible, terrible, terrible! (…) Enfin, on a fini par rentrer, faute de combattants », témoignera plus tard un jeune policier. Heureusement, oui, il y a deux auteurs, deux chercheurs, Einaudi et Levine, qui ont fait entrer la date du 17 octobre dans l’espace public, pas uniquement pour dénoncer, mais pour briser l’omerta, et l’ouvrir à nos consciences. Un travail essentiel, auquel il faut associer les témoins et progressistes de l’époque : le manifeste des 121, Germaine Tillion, Jacques Derrida, Henri Alleg.

Permettez-moi d’ouvrir une parenthèse au sujet d’Henri Alleg, disparu le 17 juillet dernier. Juin 1957, Henri Alleg, membre du parti communiste algérien, directeur du quotidien Alger Républicain, interdit de publication, vit dans la clandestinité lorsqu’il est arrêté par des parachutistes. Séquestré dans un immeuble d’El Biar, le journaliste va subir des sévices ignobles, terribles. A ses cotés, Maurice Audin, jeune assistant en mathématiques, militant du PCA, mourra sous la torture. Henri Alleg résiste aux coups, à la gégène, aux brûlures, à l’étouffement par l’eau, aux humiliations, aux menaces de représailles sur sa famille. Il trouvera malgré tout la force des mots pour transmettre la sale histoire d’une guerre, dans toute sa cruauté. Ce sont les mots de son livre, La question, publié en 1958, qui vont provoquer une véritable onde de choc au sujet de la pratique autorisée de la torture, par certains militaires français. Devoir de justice, devoir de vérité contre la raison d’État, devoir d’une histoire assumée, voilà ce que le journaliste écrivain réclamait et exigeait. Mettre fin au silence, qui permet tout et cautionne le pire, mettre fin au mensonge, que dénonçaient le livre de Paulette Péju, Ratonnades à Paris, très vite interdit à la vente, ou encore le film « Octobre à Paris » de Jacques Panijel, dont les bobines seront saisies par la police, dès la première projection. Diffusé clandestinement, « Octobre à Paris » sortira officiellement en salles pour la première fois… le mercredi 19 octobre 2011 ! Et puis il y a tous ces militants de base communistes, socialistes, du PSU et de l’UNEF, plus lucides que les appareils, et dont certains ont trouvé la mort au métro Charonne, tous ces hommes et femmes, qui, en luttant contre l’OAS, feront remonter l’histoire vers le chemin de la vérité.

Sur le combat d’une mémoire collective, qui rassemble et réconcilie, qui ouvre les consciences et renforce l’esprit critique, la ville de Vénissieux a engagé un travail profond et déterminé. La stèle que nous avons posée en 2011, parc Louis-Dupic, en hommage aux nombreux franco-algériens ayant été tués, est là pour inscrire cette terrible date du 17 octobre dans la durée, dans nos mémoires. C’est ce travail de relais et d’une histoire, avec laquelle on ne triche pas, que l’on tient à transmettre aux enfants, aux jeunes générations, dans nos EPJ, à travers le conseil municipal enfants, ou encore en partenariat avec l’Éducation Nationale. Car la question que l’on doit se poser à propos du 17 octobre, c’est bien celle-ci : à qui ces années, ces décennies de silence, ont-elles profité ?

Elles ont profité à la droite réactionnaire et à l’extrême-droite, aux vieux nostalgiques de l’ordre colonial et impérialiste, à ceux qui croient que la puissance d’un État s’affirme dans l’humiliation, l’exploitation et l’oppression de l’autre. Elles ont profité et alimenté des termes et des idées odieuses. Souvenez-vous de cette loi du 23 février 2005, essayant de réhabiliter dans les manuels scolaires « les bienfaits de la colonisation ». Ces années, ces décennies ont soufflé sur les braises du ressentiment, du soupçon, enfermant les uns et les autres dans des logiques de rejet, dans des guerres mémorielles qui ne font pas avancer les choses. Voilà les leçons que nous devons tirer : une histoire dans le déni, comme s’y est complu l’État Français pendant plus de 30 ans, est une histoire qui sépare ; une histoire dans le déni est une histoire qui fige le présent, qui le crispe, au lieu de se tourner vers l’avenir, vers la réconciliation, sans oublier, sans pardonner, sans renoncer au devoir de vérité. L’histoire du 17 octobre n’appartient pas à une officine, ni à la repentance, l’histoire du 17 octobre appartient à chacun de nous, dans la reconnaissance des responsabilités, des souffrances et des drames que cette nuit terrible a engendrés.

Le devoir de vérité est le droit de tous les peuples, quitte à ce que cette réalité fasse mal, interroge, bouleverse, interpelle. Mais pour avancer, nul ne doit ignorer, ni ce devoir, ni ce droit.

Je vous remercie.

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