Journée nationale à la mémoire des victimes de la déportation

… »Sommes-nous assez vigilants, alors que dans les urnes, l’extrême droite ne cesse de progresser, en France, de façon affolante, comme dans l’ensemble de l’Europe ? »…

« Etre mort une fois pour continuer à vivre ». C’est ainsi que s’exprimait Imre Kertesz, l’un des derniers survivants d’Auschwitz, prix Nobel de littérature en 2002, décédé il y a tout juste trois semaines. Né à Budapest, dans une modeste famille juive, Kertesz sera déporté en 1944, d’abord à Auschwitz, puis Buchenwald et dans le camp de Zeits. Il était alors un jeune adolescent de 15 ans. C’est à travers les yeux du jeune homme qu’il était, que son livre « Etre sans destin » nous fait vivre de l’intérieur, le quotidien et le cauchemar des camps d’extermination et de concentration.

Imre Kertesz n’en décrit pas directement l’enfer, qui finalement remontera à la surface, mais l’absurde. Quand l’adolescent voit un terrain de foot à côté du camp, il pense qu’il y jouera après le travail obligatoire. Quand il se fait raser le crâne et les poils pubiens, il y voit l’héritage de la culture allemande, hygiéniste et cartésienne. Privé d’une personnalité naissante, auxquels la captivité et l’univers concentrationnaire lui interdisent d’accéder, son regard s’ouvre au réel, découvre ce qui se cache derrière la fumée des cheminées. J’en lis un extrait : « Eux aussi étaient entrés dans le local des douches, sauf qu’on ne leur a pas envoyé de l’eau, mais du gaz. Je n’ai pas appris tout cela d’un coup, plutôt petit à petit. Cependant, disait-on, ils sont très gentils avec eux, ils les entourent de soins et d’affection, les enfants chantent et jouent au ballon, et l’endroit où on les asphyxie est très beau, il se trouve au milieu d’une très belle pelouse, d’un bosquet et de plates-bandes. Voilà pourquoi cela éveillait en moi une impression de plaisanterie, d’une espèce de blague de potache ». Terrible effet de distanciation, d’un réel insoutenable, tellement macabre, qu’il en devient irrationnel, inimaginable.

Et puis, il y a ces trois temps, le temps de l’ennui, j’ouvre à nouveau les guillemets : « C’est ainsi que j’ai compris que, même à Auschwitz, on pouvait s’ennuyer, à condition d’être un privilégié. Nous attendions, à bien y réfléchir, nous attendions que rien ne se passe. Cet ennui, avec cette étrange attente : je crois que c’est cette impression-là qui caractérise Auschwitz, à mes yeux, en tout cas ». Le temps du corps, qui se dégrade et tend à disparaître : « Je peux affirmer qu’il y a des notions, que nous ne pouvons comprendre totalement, que dans un camp de concentration. Je n’aurais jamais cru, par exemple, que je me transformerais si vite, en vieil homme flétri. Au pays, il faut du temps pour cela, 50 ou 60 ans au moins ; au camp, trois mois ont suffi, pour que mon corps me trahisse. Je peux affirmer qu’il n’y a rien de plus pénible que de comptabiliser, jour après jour, ce qui meurt en nous. A la maison, même si je n’y accordais pas trop d’attention, j’étais dans l’ensemble, en harmonie avec mon organisme, j’aimais pour ainsi dire cette machinerie »

Le temps de la résignation, de la dissolution et de la perte d’identité. On ne peut pas imaginer l’enfer des camps, que le nazisme a mis en place, sans pénétrer dans cet espace mental-là, d’individus innocents réduits à l’esclavage, soumis à l’humiliation permanente, détruits dans leur corps et dans leur être le plus profond, promis, dès qu’ils ne seraient plus en capacité physique de produire, à une mort odieuse car anonyme.

Je tenais à rendre hommage à ces passeurs de mots qu’ont été Imre Kertesz, Jorge Semprun, Primo Levi, Hannah Arendt, qui ont fait de l’écriture un art de la survie, de la Résistance et de la création ultime, et qui ont œuvré pour une transmission sensorielle et humaine, de l’innommable, la vie dans les camps de la mort. « Je peux dire peut-être que 50 ans après, j’ai donné forme à l’horreur, que l’Allemagne a déversée sur le  monde… et que je l’ai rendue aux Allemands sous forme d’art », disait Imre Kertesz, avant d’affirmer sa profonde humanité : « L’allemand restera pour moi la langue des penseurs, pas des bourreaux ».

L’Holocauste, c’est 6 millions de victimes, dont près de 3 millions dans les chambres à gaz. Auschwitz : 1 million. Treblinka : 800 000. Belzec : 434 508. Sobibor : plus de 150 000… Pourquoi ces hommes, ces femmes, ces enfants ont-ils été assassinés ? Parce qu’ils étaient juifs. Parce qu’ils étaient tziganes. Parce qu’ils étaient communistes, socialistes, syndicalistes. Parce qu’ils étaient résistants. Parce qu’ils étaient homosexuels. Parce qu’ils étaient handicapés. Parce qu’ils étaient asociaux. Parce qu’ils étaient des hommes de chair et de droits. De droits dont on les a spoliés, dans un premier temps, avant de les toucher dans la chair. Parce qu’ils étaient des hommes et des femmes, comme nous le sommes aujourd’hui, à nous souvenir du martyre enduré. Le 3ème Reich a entrepris plus qu’une guerre, il a inventé dans sa folie destructrice, l’industrie de la mort, programmée, scientifique, méthodique, rationnelle. Jusqu’à l’abject, jusqu’à l’impensable. Il faut tuer en masse, et il faut que ce génocide soit économiquement viable. Voilà ce que Hitler, Himmler, Heydrich et bien d’autres, ont mis en place : l’horreur absolue. Jamais l’homme n’était allé aussi loin, dans la barbarie, dans la sauvagerie, dans l’innommable. Jamais le mépris de l’individu, de la vie humaine n’avait atteint un tel degré de haine. Ce que les victimes du 3ème Reich ont enduré, n’est pas un calvaire, mais un martyre. Le régime nazi n’a répandu que du sang derrière lui, fruit de la haine, que l’extrême droite a propagée tout au long de son histoire. En Europe de l’Est, alors que la guerre est déclarée, les commandos nazis vont commencer à écrire l’innommable, lors de l’opération Barbarossa : femmes exécutées à bout portant, leur bébé dans les bras ; exécutions selon la technique de la sardine, pour que les cadavres tombent bien alignés, de façon à être évacués rapidement, et en nombre. A Kiev, en deux jours, plus de 33 000 juifs sont massacrés. L’armée nazie cherche à tuer toujours plus, mais à moindre coût. Des notes circulent, pour mesurer l’efficacité des premiers camions à gaz.

Faut-il continuer dans cette voie, le coût économique est-il trop exorbitant, en temps de restriction de carburant ? Combien de temps faut-il pour laver le sol des camions, car, avant de mourir, les victimes vomissent, défèquent, urinent ? Les techniques d’élimination doivent épargner le soldat nazi, de tous traumatismes psychologiques, de façon à ce que sa propre barbarie, n’ait aucun effet sur le moral des troupes.

Déresponsabiliser, déshumaniser, déculpabiliser l’acte de tuer, l’acte d’assassiner, l’acte de torturer : le 3ème Reich a atteint cette limite-là, inimaginable, impensable, inconcevable. Un crescendo de la haine, qui atteindra un sommet, le 20 janvier 1942, à la conférence de Wannsee : ce jour-là, Himmler officialise la Solution Finale. Des vies, des millions de vie, vont alors partir en fumée dans un ciel de cendres, à Auschwitz et ailleurs. Ce sont aux peuples et aux minorités, que s’en prendra le 3ème Reich, mais sur le fond, c’est à l’idée même de civilisation, qu’il s’attaquera. Car lorsque l’armée soviétique libère Auschwitz, le 27 janvier 1945, lorsque les armées alliées d’Eisenhower atteignent Buchenwald, le 11 avril 1945, les Anglais à Bergen-Belsen le 15 avril, la 7ème armée américaine à Dachau le 29 avril, comment ensuite croire en l’homme, comment ensuite refaire société, comment renaître ?

Auschwitz, Dachau, Treblinka, aujourd’hui en 2016, ces noms ouvrent toujours le même gouffre sous nos pieds. Comment, pourquoi ? Pourquoi n’a-t-on pas vu venir le pire ? Pourquoi ne l’a-t-on pas arrêté à temps ? Comment Hitler a-t-il pu gagner démocratiquement le pouvoir en 1933 ? Comment n’a-t-on pas voulu voir, que l’incendie du Reichstag, le 27 février 1933, était le prétexte pour interdire le parti communiste, dont les leaders et 10 000 militants, seront arrêtés dans la foulée ? Que la Nuit de Cristal était le préambule du pire ? Comment le 3ème Reich a-t-il pu fédérer autour de la haine, une partie du peuple allemand ? Les ouvriers, par dépit et par souffrance, fruit de la crise de 29. La bourgeoisie, par sauvegarde de son confort et de ses privilèges. Les élites et intellectuels, par soif de pouvoir et par intérêt.

J’ai souvent en tête cette phrase de Raymond Aubrac, sentinelle vigilante, mais pourtant elle aussi, prise au piège : «L’arrivée d’Hitler au pouvoir, je n’ai pas aimé, j’étais étudiant, j’avais 19 ans, j’avais une réaction de rejet, j’avais un peu peur. J’ai aussi partagé une grosse erreur qui était assez répandue en France. Dans beaucoup de cas, on ne l’a pas pris au sérieux, on ne l’a pas cru, on a pensé que c’était quelque chose de passager, que ce n’était pas solide, un peu risible. » Sommes-nous assez vigilants, alors que la violence aveugle, brutale, barbare, gagne du terrain partout dans le monde ? Sommes-nous assez vigilants, alors que dans les urnes, l’extrême droite ne cesse de progresser, en France, de façon affolante, comme dans l’ensemble de l’Europe ? Sommes-nous assez solidaires, alors que le libéralisme crée par ses injustices, et sa folie destructrice, les conditions du ressentiment et de la colère des peuples ? Nous devons transmettre et nous devons surtout agir, pour que les solutions les plus simplistes, les amalgames et les populismes, reculent. C’est à nous que les résistants disparus, ont légué l’héritage de la liberté, de la démocratie, de la résilience, du savoir et des connaissances. Car il serait naïf de se croire prémuni d’une répétition de l’histoire, pas forcément identique, mais tout aussi tragique. « Auschwitz n’a pas été un accident de l’histoire », prévenait Imre Kertesz, peu de temps avant de mourir, « et beaucoup de signes montrent que sa répétition est possible ».

Personne, ici, ne saurait l’oublier.

Je vous remercie.

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