Le 8 mai 2010
Ci-après, l’intervention de Michèle Picard à l’occasion du 65ème anniversaire de la capitulation sans condition des armées nazies :
Par jour : 25 000 disparus. 55 millions de morts en 6 ans. La Shoah : 6 millions de juifs perdent la vie dans les camps de concentration, dans les camps de l’innommable. Tous les pays comptent leurs victimes ; par milliers, par millions (21 millions de morts pour la seule URSS !, 600 000 pour la France). Industrialisation de la mort, armes de destruction massive, expérimentations médicales et scientifiques sur des cobayes humains. Le pire des régimes, le IIIème Reich, a écrit le pire des chapitres : 39-40 ! Des cadavres charriés sur tous les continents. Guernica et Nankin en prélude, puis Stalingrad, Auschwitz, Varsovie, Salo, Hiroshima, Oradour-sur-Glane, Drancy, Nagasaki, Treblinka, Dachau, Berlin, Izieu. Partout, des ruines, des deuils, des cendres. Lorsque le général allemand, Alfred Jodl, signe la capitulation sans condition des armées nazies le 7 mai 45 à Reims, ce que les chefs alliés annonceront le lendemain sur les ondes, il est déjà trop tard pour panser les plaies.
L’irréparable a été commis, le Vieux Continent s’est suicidé et la France, elle, n’a plus qu’à se regarder dans le blanc des yeux. Son drapeau, ses idéaux, son universalité sont salis, souillés, foulés aux pieds. C’est à elle, à Vichy, à cette France revancharde et réactionnaire que je tiens à m’adresser, ce matin. Pour ne pas oublier ce qui s’est passé, pour que les jeunes générations prennent conscience des lois scélérates que ce régime a promulguées, pour ne pas oublier que pendant quatre ans la lâcheté a massacré le courage et qu’un nationalisme rance s’est essuyé les pieds sur notre République.
16 juin 1940, c’est l’heure de la revanche, « la divine surprise » comme l’affirma Maurras. A Bordeaux, la France et son gouvernement délocalisé vont perdre plus que la raison, ils vont vendre leur âme. Les officines et généraux oeuvrent sans relâche, les assoiffés du pouvoir, la cohorte des petits notables humiliés s’affairent et poussent à la démission Paul Reynaud, président du conseil. La ligne choisie est la ligne du pire : l’Armistice avec le IIIème Reich et le Maréchal Pétain, alors âgé de 84 ans !, à la tête de l’irréparable. En pleine déroute, sans la moindre légitimité du peuple, un cartel de forces réactionnaires fait entrer la France en asservissement et bientôt, très vite, en collaboration. Une question : pourquoi la ligne de l’Armistice l’a-t-elle emporté sur celle de la poursuite des combats, ce 16 juin 40 ?
Les signaux émis ne manquaient pourtant pas pour comprendre que la moindre concession finirait en soumission : Mein Kampf, l’incendie du Reichstag que le IIIème Reich impute aux communistes pour lancer immédiatement la première chasse aux marxistes et aux opposants ; les premiers camps de concentration dès le 5 mars 1933, la nuit de cristal…. Un homme a compris, en amont, que la défaite de la pensée des milieux intellectuels et politiques à la fin des années 30 allait se payer cher, très cher. Cet homme, c’est Marc Bloch. Il n’a pas été le seul à ouvrir les yeux, mais il a été celui dont l’œuvre « L’étrange défaite » en parle le mieux. Il a compris qu’une certaine France ne voulait pas voir la réalité, par intérêt, par cupidité, par lâcheté. Ce qui surprit Goebbels lui-même. Je le cite : « les Français n’ont rien fait, ils nous ont laissé faire et maintenant nous sommes prêts ».
Ce que Marc Bloch a vu tient en trois points :
– les desseins étriqués des classes dirigeantes et un après Front Populaire qui tourne au marigot politique, déconnecté de l’intérêt général,
– le délitement accéléré de la IIIème République,
– l’affaiblissement du sentiment d’appartenance à un pays, à une histoire commune, dans les couches populaires.
La décomposition fut telle que l’historien devinait déjà la revanche qu’allait prendre la grande bourgeoisie. Cette dernière s’était accommodée de la République mais quand les couches populaires ont obtenu de nouveaux droits, au moment du Front Populaire, elle se crispa, devint aigrie. Son opportunité s’appelait Pétain, Weygand, Laval, et elle tient avec ce 16 juin 40 sa « divine surprise » pour régler des comptes et sortir les dagues contre 36, les communistes, la SFIO et plus généralement les progressistes.
Les lâches et les faibles ont scellé le destin de la France, les fossoyeurs peuvent commencer le travail. D’aucuns voient en Pétain la figure du sauveur, mais personne n’écoute ses propos sur la démocratie française, en mars 40.
J’ouvre les guillemets : « La meilleure forme de gouvernement serait la République si tous les hommes étaient sages, mais ils ne le sont pas. Ce qu’il y a de mieux, c’est de vivre dans un pays où l’on n’est pas tracassé par des lois qui atteignent les libertés humaines ».
A partir d’un tel socle, tout est permis : la dictature de Salazar au Portugal est son modèle, le retour à l’ordre moral son programme. Bordeaux-Clermont-Vichy. 1ère étape : liquider la République. C’est Pierre Laval, l’ancien socialiste, qui s’en charge, face à un parterre de sénateurs tétanisés dans la salle des Sociétés Médicales. Il avertit que la France doit s’aligner sur les régimes totalitaires et envisager la création des camps de travail.
Dans une note délirante, le général Weygand délimitera ensuite le cadre des grands principes du tandem Pétain-Laval. Ecoutons-la bien, écoutons bien ce qu’est le régime de Vichy, écoutons bien le zèle dont les autorités françaises font preuve sans que les Allemands ne forcent la main : « L’ancien ordre des choses, c’est-à-dire un régime politique de compromissions maçonniques, capitalistes et internationales, nous a conduits où nous sommes. La lutte des classes a divisé le pays, empêché tout travail profitable… La famille doit être remise à l’honneur… Il faut revenir au culte et à la pratique d’un idéal résumé en quelques mots :
« Dieu – Patrie – Famille – Travail ».
A ce « programme » nationaliste et illuminé, il ne manque que la touche antisémite, elle suivra bien sûr, et là encore très vite.
Si j’ai insisté sur les mécanismes et rouages à l’œuvre, c’est pour mieux discerner l’ombre noire que Vichy jette sur l’histoire de notre pays. Ce que le régime veut détruire, ou plutôt massacrer, ce sont les valeurs universelles de 1789, c’est 1848, ce sont les grandes lois de 1905, de1936. C’est pour se souvenir aussi de la rapidité avec laquelle la République s’est effondrée. Le vote des deux chambres pour accorder les pleins pouvoirs à Pétain donne une idée de l’abdication qui régnait, dans un contexte tragique certes, mais quand même ! Je cite Léon Blum, qui, comme de Gaulle, n’a jamais cédé :
«J’ai vu pendant deux jours des hommes s’altérer, se corrompre comme à vue d’œil, comme si on les avait plongés dans un bain toxique. Ce qui agissait, c’était la peur. La peur des bandes de Doriot dans la rue, des soldats de Weygand à Clermont-Ferrand, la peur des allemands qui étaient à Moulins. C’était vraiment un marécage humain ! ».
Trop longtemps, l’argument de l’illégalité de Vichy a servi de paravent, d’écran de fumée à la lourde responsabilité de la France de Pétain. Sur ce point, il faut rendre justice à Jacques Chirac et à son discours du 16 juillet 1995 à l’emplacement de l’ancien Vel d’Hiv, premier président (et il était temps) à briser le silence :
« Oui, dit-il, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’Etat français. La France, patrie des Lumières et des Droits de l’Homme, terre d’accueil et d’asile, la France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable ».
Car on oublie un peu trop vite que Vichy va bien au-delà du symbole de l’abject, Vichy, ce sont des actes, des décrets, des textes de loi ignobles :
– 27 mars 1942, premier convoi de déportation.
– 7 juin 1942 : ordonnance allemande appliquée avec zèle par les autorités françaises, celle du port de l’étoile jaune.
– 16-17 juillet 1942 : rafle du Vel d’Hiv.
– 26 au 28 août de la même année : rafle de milliers de juifs étrangers en zone libre. Pendant ce temps-là, comme si ça ne suffisait pas, Vichy constitue des camps de concentration en zone non-occupée et en Afrique du nord pour interner des juifs, des opposants politiques et des antifascistes d’Europe Centrale, qui avaient trouvé refuge en France.
Car on oublie un peu trop vite que Vichy a réservé un « traitement de faveur » aux femmes : de l’abandon du foyer, qui devient une faute pénale, à la qualification de l’avortement comme “crime contre la sûreté de l’État”
Car on oublie un peu trop vite que Vichy s’est attaqué aussi au monde du travail : le STO, la Charte du Travail avec des syndicats uniques, l’interdiction du droit de grève ou encore la création des Groupes d’Action pour la Justice Sociale chargés de traquer les réfractaires contre de l’argent et d’enlever la main-d’œuvre jusqu’en pleine rue !
Car on oublie un peu trop vite aussi que la liquidation des idées passait par la liquidation des hommes. Et que les communistes et progressistes ont été les premières cibles de Pierre Pucheu, Ministre de l’Intérieur, et de ses milices !
Oui, en 2010, il faut se souvenir et transmettre cette histoire sordide, l’histoire de la veulerie, l’histoire de ce terrible tremblement de la société.
Il faut se souvenir et se recueillir devant le courage de tous ceux qui ont essayé d’arrêter la machine infernale du IIIème Reich et de Vichy. Ils y sont parvenus au final, mais au prix de leur vie, au prix des tortures et des amis perdus, déportés, au prix de familles amputées dont la douleur n’a jamais cessé, pas même un 8 mai.
Oui, nous avons, je n’ai pas peur de l’affirmer, une dette envers les combattants de 40, résistants communistes, gaullistes, socialistes, maquisards épris de République, tirailleurs sénégalais, algériens, combattants de l’outre-rhin, alliés américains, canadiens, soldats de l’armée rouge. Tous ceux qui n’avaient que leur courage pour tenir debout et leur volonté pour avancer, pour marcher contre. L’histoire retient des noms, des champs de bataille, mais la délivrance aura aussi été écrite par tous ces gens, restés anonymes. Il y a Lucie et Raymond Aubrac, Jean Moulin, et des femmes qui ravitaillent le maquis au cœur de la nuit.
Il y a ici à Vénissieux Jean de Filippis, Georges Roudil, Noël Descormes, et des hommes qui sauvent les enfants de Bac Ky de la tragédie. Il y a Ennemond Romand, Marcel Mareau, André Sentuc, Charles Jeannin, Robert Legodec, et des jeunes, à peine vingt ans, qui tombent sous les balles ennemies.
Il y a des causes justes et des circonstances exceptionnelles, hier comme aujourd’hui peut-on même ajouter, où la désobéissance civique et politique devient la seule réponse appropriée au dévoiement de l’Etat.
Face à Vichy, ces hommes, ces femmes, ces jeunes et ces Justes ont choisi les chemins de la Résistance en ayant la conviction que l’état de Droit relevait de la République, pas de Montoire, ni de Rethondes.
Ce qu’ils ont défendu, en restant debout, est ce qui nous a été légué : le socle du CNR et l’incroyable modernité de son programme ; la France qui renoue avec son histoire républicaine ; la démocratie qui reprend ses droits. Y a-t-il eu plus bel héritage que celui-là pour une génération comme la nôtre ? Non. Il est lourd, certes, lourd du sang versé, mais il doit être aussi le moteur de nos actes, de notre citoyenneté, de nos engagements. Ils n’ont pas sauvé la République pour que les forces de l’argent la détruisent impunément, sous nos yeux, 65 ans après. Ils n’ont pas sacrifié leur vie pour ériger l’individualisme et le communautarisme en modèle de société. Ils ne sont pas sortis d’Auschwitz pour que l’on laisse les extrémismes en tout genre semer la haine et le rejet en France ou ailleurs. L’histoire est une formidable caisse de résonance. Défendre en 2010 les retraites par répartition, c’est continuer un combat que nos aînés ont engagé contre les forces réactionnaires, dans un contexte autrement plus redoutable que le nôtre.
Défendre les services publics, c’est conjuguer au présent l’idéal du CNR. Défendre le vivre-ensemble, la laïcité, la solidarité, c’est renouer avec les valeurs que les résistants et maquisards gardaient au fond d’eux-mêmes, la flamme qui les tenait debout, l’idéal pour lequel ils risquaient leur vie.
De Weimar à Vichy, les pires régimes ont souvent éclos sur le délitement et l’effondrement des Républiques. Ne l’oublions pas et ne nous croyons pas à l’abri. Car si l’histoire est une formidable caisse de résonance, elle sait aussi être la main qui en réécrit les pires chapitres !
Je vous remercie.
65e anniversaire capitulation nazie 080510