Cérémonie du 19 mars

On sait que la mémoire n’est pas l’histoire. La mémoire est le récit intime qui se construit dans le vécu du drame, dans les familles ou communautés meurtries, dans la douleur de l’expatrié, du rapatrié, dans l’horreur de la guerre, dans le mythe fondateur aussi qu’on transmet de génération en génération.

Au sujet de la guerre d’Algérie, il n’y a pas une mémoire mais tant de mémoires différentes à réconcilier. Les rapatriés par exemple, c’est plus d’un million de personnes qui pour la plupart n’avaient jamais mis un pied en France. L’apaisement, la réconciliation, ça ne se décrète pas, ça se travaille, c’est ce vers quoi on tend.

Européens d’Algérie, musulmans, juifs, harkis, algériens du FLN ou d’ailleurs, appelés français, pas une famille des deux côtés de la méditerranée n’a été épargnée par cette tragédie que fut la guerre d’Algérie. Se réconcilier, c’est aussi se réconcilier avec les mots. Trop ont masqué la réalité, comme l’expression « Les événements » en lieu et place de guerre, terme reconnu par l’assemblée nationale en 1999 seulement. Trop ont servi à taire les choses, à cacher les responsabilités, à imposer un silence, une omerta et amnésie sur des événements si douloureux. Ces absences de langage ont alimenté la méfiance, la défiance, le ressentiment, un vide dans lequel s’engouffrent les instrumentalisations et manipulations. Elles ont créé entre autres les conditions de cette guerre des mémoires dont parle l’historien Benjamin Stora et qu’il nous faudrait aujourd’hui dépasser.

Cette commémoration du 19 mars 1962 doit nous y aider. Car il serait faux de croire que les choses sont figées, que des avancées n’ont pas eu lieu ces dernières années. Les reconnaissances du terme de Guerre en 99, dont j’ai déjà parlé, mais aussi en 2005 des massacres à Sétif et Guelma. L’Etat français a reconnu la férocité du système colonial, la torture et l’assassinat du mathématicien communiste Maurice Audin, l’annonce d’un projet de loi visant à inscrire la reconnaissance et la réparation à l’égard des harkis.

Grâce au travail des associations, des historiens, des collectivités locales également, la nuit terrible et sanglante du 17 octobre à Paris a fini par entrer dans la mémoire collective de notre pays. Hier, elle n’existait pas, ou si peu, aujourd’hui, nous savons que les algériens de la capitale ont subi une répression aveugle et brutale de la part de la police de Papon.

Il y a des perspectives, il y a des issues devant nous qui ouvrent à l’apaisement. Bien sûr, d’autres actions, beaucoup d’autres devront suivre pour sortir de cet enfermement dans le passé qui contamine les relations du présent.

Comme le dit le philosophe Paul Ricoeur, il s’agit de trouver « la juste mémoire ». L’objectif ne réside pas dans une écriture unique de l’histoire, mais dans la nécessité d’agréger toutes les recherches historiques, témoignages, d’en diversifier les sources et les points de vue. L’histoire n’a pas de nationalité, il n’y a pas l’historien algérien d’un côté et l’historien français de l’autre, mais deux recherches des faits sur un même conflit.

Pour éviter le ressassement et la concurrence victimaire, Benjamin Stora, docteur en sociologie et en histoire, a remis son rapport à Emmanuel Macron en 2021. La première erreur serait de le considérer comme un texte gravé dans le marbre. Il s’agit plutôt d’un socle, d’une base pour avancer. La seconde consisterait à le rejeter d’emblée, à en ignorer le contenu alors que certaines pistes sont à explorer. Ce rapport n’a pas fait l’unanimité des deux côtés de la Méditerranée, mais quelques points méritent que l’on s’y attarde. Pour l’historien, il conviendrait de favoriser les initiatives communes entre la France et l’Algérie avec la constitution d’une commission collégiale « Mémoires et Vérité ». Il faut poursuivre le travail de transmission aux jeunes générations à travers les commémorations existantes, le 19 mars, le 17 octobre, ou encore des journées d’hommage aux harkis.

Peut-on faire le deuil alors que beaucoup d’hommes et de femmes ont disparu au cours de cette guerre atroce, sans laisser de traces ni de corps, exécutés de façon sommaire ? C’est aussi une question que pose le rapport de Benjamin Stora. Un groupe de travail a été créé en 2012 en Algérie pour permettre la localisation des sépultures des disparus algériens et français et l’historien propose la publication d’un guide disparus de la Guerre d’Algérie. D’autres pistes sont à explorer : comme il a été fait pour Maurice Audin, la France devrait reconnaître l’assassinat de Ali Boumendjel, avocat et dirigeant politique du nationalisme algérien.

La mémoire des lieux doit être restaurée et encouragée, comme les quatre camps d’internement en France (Larzac, Saint-Maurice l’Ardoise, Thol dans le Rhône et Vadenay) où ont été internés des milliers d’Algériens ou encore la préservation des cimetières européens en Algérie.

Et puis bien sûr, comme pierre centrale d’une transparence de l’histoire, il y a l’ouverture des archives, avec la constitution d’un fonds d’archives commun aux deux pays. Laissons travailler les historiens, en déclassifiant des documents secrets antérieurs à 1970, en favorisant les échanges universitaires et entre les chercheurs français et algériens. Il ne s’agit pas d’aller plus vite, mais d’aller plus loin, et dans ce travail collégial pour avancer vers l’apaisement et la réconciliation, les associations, les collectivités locales et les habitants ont leur mot à dire et une place singulière à occuper. Aller vers l’autre est essentiel.

À l’initiative des communistes vénissians, une délégation s’est rendue en Algérie en novembre dernier, à l’occasion des 60 ans de l’indépendance du pays. Rencontres inoubliables, témoignages bouleversants, visites de lieux chargés d’histoire, comme cette marche dans la Casbah où débuta la bataille d’Alger en 1957 : pour chaque membre de la délégation, ces rues, ces visages, ces lumières resteront gravés comme un moment de recueillement et d’apaisement, un partage commun de l’histoire entre passé et présent. Oui, aller vers l’autre est essentiel.

J’ai voulu tracer cette année le chemin qui s’ouvre à nous. Mais il ne saurait y avoir de présent et d’avenir sans rappeler ce passé tragique.

Oui, la guerre d’Algérie est un drame épouvantable. Entre 300 000 et un million de morts côté algérien, pour un pays qui à l’époque comptait 10 millions d’habitants. Deux millions de jeunes mobilisés, 400 000 hommes déployés côté français. 30 000 d’entre eux  trouveront la mort de l’autre côté de la méditerranée, dont 13 000 appelés, emportés par une histoire qui les dépassait et sacrifiés par un Etat français autiste et aveugle.

Tout au long de la colonisation, le sang a coulé. Viols, pillages, récoltes dévastées, mise à sac des villages tenus par la résistance d’Abd-el-Kader, populations enfumées dans des grottes ou déplacées, dès le 19ème siècle, la guerre, soutenue par Thiers, est déjà sauvage, féroce. La violence appelle la violence, les exécutions et attentats se multiplient. Massacre de Sétif, Guelma et Kherrata en 1945, les autorités françaises étouffent toute velléité d’indépendance en tirant sur la foule et bombardant plusieurs villages. La répression fera plusieurs milliers de victimes.

Les tensions montent encore dans les années 50 avec la Toussaint Rouge, puis s’exportent en Métropole avec cette nuit terrible et tragique de ratonnades à Paris, le 17 octobre 61, page noire de notre histoire. L’utilisation de la torture par l’armée française à partir de 1956 devient quasi systématique. Métro Charonne, fusillade de la rue d’Isly, massacre des harkis après les accords d’Evian, la guerre d’Algérie, aujourd’hui même, laisse apparaître des cicatrices qui ne sont toujours pas refermées.

Résonance actuelle, encore et toujours, concernant les polémiques autour de la date du 19 mars, instrumentalisées par l’extrême droite, et qui sont là pour nous rappeler que le combat relatif à une mémoire partagée est bien de notre ressort.

Tout le monde sait que les combats, les meurtres et représailles se sont poursuivis après le 19 mars, que le sang n’a pas cessé de couler du jour au lendemain. Les Harkis seront ainsi abandonnés par la France, 60 000 d’entre eux seront exécutés, décimés, assassinés sans que l’Etat français n’intervienne. Mais ce choix du 19 mars a une réelle légitimité, car les accords d’Evian ont été approuvés par le peuple français lors du referendum d’avril 1962, à près de 91%, et par le peuple algérien par le référendum d’autodétermination du 1er juillet 1962.

Jouer sur les divisions, souffler sur les braises, instrumentaliser l’histoire, c’est diviser la mémoire quand il faut aujourd’hui la rassembler. « Le refus de regarder le réel a provoqué des retours de mémoire extrêmement durs », précise l’historien Benjamin Stora, « qui ne poussent pas vers un apaisement mais au contraire vers une concurrence mémorielle à l’intérieur de la société française ».

Car c’est bien le régime colonial dans son ensemble, avec une minorité européenne possédant la majorité politique et une majorité algérienne sans représentation civile ni politique, qui portait en elle les germes de la violence des années 50.

Je me souviens des observations de Germaine Tillion, ethnologue dans les Aurès dans les années 30. Lorsqu’elle revient dans les Aurès en 1954, elle est atterrée par les conditions de vie qu’elle y rencontre. L’exode rural, la raréfaction des parcelles, la destruction des liens sociaux, l’irruption de l’économie monétaire ont fait basculer de nombreuses familles paysannes dans la misère. Ruraux appauvris, habitant des bidonvilles, les algériens subissent de plein fouet la subordination de leur peuple par la puissance coloniale. Sans parler de l’odieux code de l’indigénat et des discriminations toujours plus révoltantes. En matière politique, l’assemblée algérienne est issue du vote de deux collèges différents. Le premier comprend les citoyens de statut civil français, le second ouvert aux seules élections municipales et générales regroupant tous les Algériens musulmans. Mais la voix d’un électeur du premier collège équivalait à huit voix d’électeurs du deuxième collège. Qui oserait prétendre que la population algérienne n’a pas été spoliée de ses droits civique et civil, de sa propre terre et de sa propre culture ? Qui oserait encore vanter aujourd’hui même les bienfaits de la colonisation ? A part l’extrême droite et quelques nostalgiques d’empires révolus.

J’aimerais finir cette commémoration par deux livres et inviter à deux lectures, celles de « L’amour la fantasia » d’Assia Djebar et de « La grande maison » de Mohammed Dib. Deux styles opposés, l’un enflammé l’autre réaliste, qui nous font entrer dans le drame de l’Algérie sous domination française. De la place de la femme, résistante, héroïque ou tout simplement maternelle, à la pauvreté qu’endurent les algériens d’un quartier populaire, la littérature nous offre là deux tranches de vie inoubliables. Elle nous appelle, tous autant que nous sommes, à ouvrir le temps de la réconciliation.

Je vous remercie. 

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