Arrêtés contre les expulsions, saisies et coupures d’énergies

Monsieur le Président,

Depuis 6 ans, je prends des arrêtés interdisant, sous certaines conditions, les expulsions locatives, les saisies mobilières et les coupures d’énergies sur ma commune. Des arrêtés étayés, argumentés, basés sur des faits, axés sur les difficultés quotidiennes que vivent des milliers de ménages en France. Des réalités souvent dramatiques, des réalités que l’on ne peut plus laisser sous silence.

Je voudrais, avant tout, préciser que ces arrêtés sont pris dans un contexte de crise économique et sociale que l’on ne peut pas occulter.

8,5 millions de Français vivent en dessous du seuil de pauvreté.

Selon l’UNICEF, en 4 ans, la crise a fait basculer 440 000 enfants dans la pauvreté, plaçant la France à la 30ème position parmi les 41 pays les plus riches de l’OCDE. Aujourd’hui un enfant sur cinq est pauvre.

Entre 2008 et 2013 le chômage a augmenté de 43 %.

Vénissieux, comme toutes les villes populaires, est directement impactée.

A Vénissieux, le chômage dépasse les 20 %>. 40 % dans certains quartiers de la Ville.

En 2011 : 31 % de la population vivait en dessous du seuil de pauvreté (Etude Compas 2013 / Observatoire des Inégalités) plus du double de la moyenne nationale.

Une étude récente de l’INSEE, souligne une accentuation de la précarité à Vénissieux ces cinq dernières années.

En 2014 : 13 473 personnes ont sollicité le service social de la ville, toutes demandes confondues.

L’an dernier : 305 ménages ont fait l’objet d’une mesure de maintien minimal d’énergie. 188 foyers ont subi une coupure d’électricité.

La crise du logement est de plus en plus criante.

Dans son rapport 2015, la Fondation Abbé Pierre chiffre à près de 10 millions, les personnes touchées par cette crise.

  • 3,5 millions de personnes sont mal logées.
  • 141 500 personnes sont sans domicile fixe (plus de 50 % en 10 ans) } un quart d’entre elles a un emploi.
  • En Rhône-Alpes, 70 000 personnes, principalement des mères isolées, des jeunes, des personnes âgées, sont privées de domicile personnel.

De toute part les signaux d’alerte se multiplient :

Le baromètre 2013-2014 de la FNARS dénonce une situation catastrophique :

  • Sur 355 000 demandes d’hébergement d’urgence enregistrées cet hiver, 61 % sont restées sans réponse.
  • Dans le Rhône, les demandes au 115 ont augmenté de 79 %.

Selon l’ONPE : 5,1 millions de ménages sont en situation de précarité énergétique.

  • En 2013, le Médiateur National de l’Energie recensait 580 000 coupures ou réductions d’énergies. Le premier semestre 2014 en enregistrait déjà  370 000.

Dans le même temps, on continue d’expulser : En 15 ans, les expulsions locatives ont augmenté de 50 %.

Derrière les chiffres, des enfants, des femmes, des hommes, des personnes âgées en souffrance permanente. Pour ces milliers de familles, c’est « la descente aux enfers ». : l’humiliation, la culpabilisation, et au quotidien, cette peur de sombrer dans l’exclusion.

A Vénissieux en 2014 :

  •  199 assignations au tribunal (- 21 % / 2013) : une baisse conséquente due à la qualité du travail réalisé en amont par les services de la ville et les bailleurs sociaux.
  • 70 concours à la force publique accordés (- 33 % /2013).
  •  77 programmations (+ 45 % / 2013) } un chiffre incluant les programmations reportées et celles de 2014.
  • 25 familles qui partent avant l’expulsion, par peur, par pression (+ 19 %).
  •  21 expulsions effectuées avec le concours de la force publique (11 en 2013 soit + 91 %).

Des familles confrontées aux pressions exercées par les bailleurs pour solder entièrement leur dette et stopper la mesure d’expulsion. Des pressions qui exposent ces ménages, déjà fragilisés, au surendettement et compliquent des relations familiales souvent complexes. Des exigences financières toujours plus pressantes qui amènent des Vénissians à se priver des droits les plus fondamentaux (se soigner, se nourrir, se chauffer..).

Comment le Préfet peut-il, à la fois autoriser le concours à la force publique contre une famille et attirer l’attention du Maire sur la présence d’enfants mineurs, ou de personnes malades ? C’est pourtant ce qui se passe à Vénissieux. Une fois de plus, on se décharge sur les villes, qui, elles, doivent trouver des solutions !

Aujourd’hui, je voudrais démontrer à la Cour, le bien-fondé de mes arrêtés. Concernant les arrêtés anti-expulsions et saisies mobilières, le Préfet argue que ces arrêtés n’entrent pas dans les compétences du Maire, parce que ces dispositions ne sont pas justifiées par des atteintes à l’ordre public. Par les pouvoirs de police qui lui sont attribués, le maire est le garant de l’ordre public sur sa commune. Or, expulser une famille, sans aucune solution de relogement, constitue un trouble à l’ordre public, puisque le logement est une condition du domicile et de l’identité d’un individu et du droit fondamental à l’intimité. Or, en 2014, nous avons eu de nombreuses expulsions locatives à Vénissieux qui ont constitué autant d’atteintes à l’ordre public. En outre, les solutions trouvées par les familles elles-mêmes, les conduisent à survivre dans des conditions inhumaines et insalubres. Prétendre alors, comme le fait le Préfet, que ces arrêtés ne rentrent pas dans les pouvoirs de police du Maire, est une lecture restreinte de la loi. En effet, un Maire a le droit, par les pouvoirs de police, d’évacuer un squat en évoquant des problèmes de sécurité et de salubrité publique, au nom des principes de précaution. Dès lors, il paraît justifié de protéger de la même manière préventive les familles menacées de vivre dans des conditions inhumaines.

Concernant les coupures d’eau, d’électricité et de gaz, le Préfet estime que l’interdiction est trop générale et qu’elle porte atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie. Je tiens à préciser que cet arrêté ne s’applique pas à toute la population et, n’a donc pas de valeur générale, il a pour objectif de secourir et protéger des familles déjà en difficultés. En effet, il n’est pas exact de dire que le Maire ne tient d’aucun texte, le pouvoir de prendre un arrêté contre les coupures d’énergies. L’article L 2212.2 du Code Général des Collectivités Territoriales, modifié par la loi du 20 décembre 2014, lui donne les pouvoirs de police nécessaires à la prévention des risques en matière de sécurité et d’hygiène.

La décision d’un Maire de prendre un arrêté anti-coupures d’énergies est donc légale et vitale au regard des drames réguliers liés à l’absence de fournitures d’énergies. En effet, les coupures obligent les usagers à recourir à des modes de chauffage et d’éclairage de substitution parfois dangereux, afin de subvenir à leurs besoins les plus vitaux. Des situations qui peuvent mettre en péril leur vie et celle d’autrui (incendie, asphyxie). Par nature, un risque n’est qu’une éventualité. S’il était réalisé, il aurait cessé d’être un risque. Dans la mesure où est reconnue la compétence du maire en matière de prévention du risque –  la prévention, étant une anticipation – Il est donc de la compétence d’un Maire de prévoir une telle éventualité. De plus, mon arrêté interdisant les coupures d’énergies ne fait que décliner sur le territoire local, les nouvelles dispositions légales  nationales qui obligent les distributeurs d’énergies à maintenir un niveau minimum d’énergies aux familles. En outre, le 29 mai dernier, le Conseil Constitutionnel a confirmé l’interdiction totale des coupures d’eau pour les résidences principales, y compris lors du non-paiement des factures. De fait, mon arrêté est conforme aux textes en vigueur.

Mes arrêtés s’inscrivent donc rigoureusement, non seulement dans ce que la loi autorise, mais dans ce quelle exige, dans la mesure où est pénalement réprimé le fait de ne pas prendre les mesures en son pouvoir pour prévenir une mise en danger d’autrui dont on connaît l’existence. Au niveau d’un particulier, cela serait assimilé à de la non assistance à personne en danger.

Les maires sont en première ligne. Mieux que personne, nous connaissons les difficultés que rencontrent nos populations. Cette détresse humaine, nous la côtoyons au quotidien. Il s’agit bien là d’une réalité de terrain partagée. Pour preuve, partout en France, des dizaines de maires ont pris des arrêtés. Nous portons tous cette volonté de faire évoluer la jurisprudence, parce que le droit doit s’adapter à l’évolution de la société. Parce que la finalité du droit est bien de protéger le citoyen. Ces arrêtés, c’est pour interpeller les pouvoirs publics sur cette détresse humaine insupportable.

Chaque année, des personnes toujours plus nombreuses vivent dans la rue… et y meurent, comme nous le rappelle le « Collectif des morts de la rue » qui dénombrait 482 décès de sans-abri en 2014 (146 depuis le début de l’année). C’est pour dénoncer les expulsions, des pratiques indignes, barbares, inhumaines à l’encontre de familles, que la société rend coupable de pauvreté, comme si c’était un délit des plus graves. C’est aussi pour refuser que des familles en difficulté soient mises au banc de la société. C’est pour éviter les situations qui peuvent dégénérer – Exemple : Le 23 octobre 2014 à la Seine sur Mer : une mère de 2 enfants tente de se jeter dans le vide au moment où l’huissier et le commissaire procèdent à son expulsion.

Cette détresse sans nom, ce drame ignoble de la pauvreté, je les connais, je les ai vécus. En 2013, lors d’une expulsion, les forces de police ont découvert une septuagénaire Vénissiane pendue dans son logement. Une tragédie qui nous a tous profondément marqués. C’est également pour prévenir les accidents dus aux moyens de substitution de chauffage et d’électricité. Exemple : Le 27 octobre 2014  dans les Deux Sèvres : une famille est intoxiquée au monoxyde de carbone après avoir utilisé un groupe électrogène dans sa maison, causant la mort du père et l’hospitalisation de son épouse et de ses 4 enfants âgés de 19 mois, 9, 11 et 14 ans. L’électricité avait été coupée depuis 3 mois.

Il est temps de mettre un terme à cette spirale qui brise des milliers de familles, coûte chère à notre société et sur le fond, qui ne résout rien !

Selon le Conseil National des Associations et Familles Laïques, le coût d’une expulsion locative pour une dette comprise entre 128 et 1280 euros engendre, pour le locataire expulsé, entre 780 et 2 000 euros de frais juridico-administratifs, auxquels il faut rajouter un coût social important et inchiffrable aujourd’hui, Les conséquences psychologiques pour ces familles déjà fragilisées, pour ces enfants, stigmatisés, en échec scolaire, en souffrance psychique permanente. Pour la société, c’est un coût administratif de plus de 10 000 euros par expulsion (nuitées d’hôtel, coûts des différentes réunions , FSL, DALO, CAPPEX, commissions de surendettement…). Une somme démesurée que l’on ferait mieux d’utiliser pour aider ces familles à sortir la tête de l’eau au lieu de les y enfoncer davantage !

L’Etat ne remplit plus ses missions régaliennes. Il n’assume plus son rôle de sûreté d’emploi, de logement, d’accès aux soins. Des droits pourtant inscrits dans notre Constitution.

  • Il se désengage du logement social : depuis 2008, les subventions de l’Etat ont diminué de 40 % !
  • Baisse de l’aide à la pierre et des APL.
  • Racket sur le 1 % logement (0,45 % aujourd’hui).

Le 9 avril dernier, pour la première fois, la France a été condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme pour ne pas avoir respecté la loi DALO. En 2014, plus de 8 500 jugements ont été prononcés pour non relogement de personnes reconnues au titre du DALO. Entre 2008 et 2013, l’Etat a versé 65 millions d’euros en raison du non logement de ces bénéficiaires.

La loi SRU n’est toujours pas respectée. Sur 1 141 communes soumises à la loi, seules 30 % remplissent leurs objectifs. L’expulsion locative n’est pas une fatalité, elle demande l’implication de tous. Face à l’urgence sociale, l’Etat doit être un véritable partenaire des collectivités pour trouver des solutions humaines qui n’aboutissent pas à l’expulsion locative et non pénaliser les Maires qui œuvrent dans ce sens.

En tant que maire :

  • Il est de mon devoir de dénoncer cette sinistre réalité, pour une prise de conscience collective.
  • Il est de ma responsabilité d’assurer l’ordre public et de veiller à la sécurité de mes concitoyens.
  • Un combat contre l’intolérable, un acte responsable d’une élue de la République engagée pour défendre le droit à une vie digne pour tous.

Mes arrêtés portent l’exigence que les droits fondamentaux inscrits dans notre Constitution soient enfin respectés. C’est une question majeure de dignité humaine !

Je vous remercie.

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