Commémoration du 11 novembre

Et il dénombre 216 soldats morts ayant un lien, plus ou moins rapproché, avec Vénissieux.

Vénissieux se souvient … Commémorer 14-18, c’est rendre la parole aux soldats qui ont vécu cette guerre horrible, rendre la voix aux témoins, aujourd’hui tous disparus, de cette boucherie ignoble. A nous donc d’être les garants vigilants de leur histoire, celle qui s’est écrite avec un grand H.

Commémorer sert à se souvenir, à ne jamais oublier. Cela sert également à mesurer la fragilité des temps de paix, à mettre en perspective le prix de nos libertés, à en comprendre les origines. La guerre actuelle sur le sol européen est là pour nous le rappeler, comme toutes les guerres sur tous les continents. Et puis, il faut essayer d’imaginer la condition des hommes, des femmes, des enfants, sous un orage de feu et d’acier.

Pour décrire ce que les poilus de 14-18 ont enduré, il faut bien l’admettre, les mots manquent ou semblent inadaptés. Ils restent trop faibles, en deçà, trop imprécis face à la réalité d’un enfer inventé par les hommes, d’un carnage inimaginable. La boue, les tranchées, le froid de l’hiver, les maladies, les chaleurs suffocantes de l’été, l’utilisation des premières armes chimiques, et puis un déluge de bombes, chaque jour, tous les jours, semaine après semaine, mois après mois. Et pourtant, il faut tenir sa position, dans sa tranchée, presque enterré vivant, tenir en attendant de mourir, tenir mais pour quoi faire ? Gagner cent mètres un lendemain, en perdre 50 le surlendemain.

Commémorer 14-18, c’est rendre la parole aux soldats qui ont vécu cette guerre horrible, rendre la voix aux témoins, aujourd’hui tous disparus, de cette boucherie ignoble. Ecoutons cette lettre d’un soldat du 21ème bataillon de chasseurs à pied adressée à ses parents. J’ouvre les guillemets : « Ma chère mère, […] Par quel miracle suis-je sorti de cet enfer ? Je me demande encore bien des fois s’il est vrai que je suis encore vivant. Nous sommes montés mille deux cents et nous sommes redescendus trois cents ; pourquoi suis-je de ces trois cents qui ont eu la chance de s’en tirer ? J’ai peur ; à chaque minute, pendant ces huit longs jours, j’ai cru ma dernière heure arrivée. […] Oui, ma chère mère, nous avons beaucoup souffert et personne ne pourra jamais savoir par quelles souffrances horribles nous avons passé. Huit jours sans boire et presque sans manger, huit jours à vivre au milieu d’un charnier humain, couchant au milieu des cadavres, marchant sur nos camarades tombés la veille […] Nous avons tous bien vieilli, ma chère mère, et pour beaucoup, les cheveux grisonnants seront la marque éternelle des souffrances endurées ; et je suis de ceux-là… »

Il y a tout dans cette lettre : la peur, l’effroi, l’horreur, l’inhumanité du combat et le miracle d’en être sorti vivant, mais à quel prix, au prix d’un traumatisme pour le restant de ses jours.

A ces combats s’ajoute la vie, ou plutôt la survie, dans les tranchées. Les mots de ce capitaine de la 52ème Division d’Infanterie sont terribles, crus, sidérants, mais il faut néanmoins les écouter, même s’ils font froid dans le dos :  « 2 Juin. – Ce que je vois est affreux. Les cadavres sont légion ; ils ne se comptent plus ; on marche sur les morts.

Des mains, des jambes, des têtes et des cuisses coupées émergent de la boue et on est contraint de patauger là-dedans, car c’est encore dans ce méchant fossé à moitié comblé par endroits qu’on peut espérer se dissimuler un peu. Ici, un soldat est tombé à genoux ; il bouche le passage ; on lui grimpe sur le dos pour avancer, à force de passer sur lui, on a usé ses vêtements, on marche sur sa peau. »

Le cauchemar pour ces soldats ne s’arrêtera pas à ce 11 novembre 1918, quand l’armistice sera enfin signé. Car ils seront marqués à vie, tout comme du côté allemand d’ailleurs, avec ce sentiment identique d’horreur, d’impuissance, d’avoir été de la chair à canon, tout simplement.

Jamais les combats n’ont été aussi violents, aussi barbares, car jamais la brutalité n’avait atteint une telle intensité. Les hommes sont dépassés par les armes qu’ils fabriquent, par la première industrialisation d’un conflit. Et ce cauchemar va se répandre dans la société comme une trainée de poudre et un refoulé que personne ne veut voir : les gueules cassées, de retour du front, une partie du visage en moins. A ce moment-là, les Français vont comprendre la nature de cette guerre effroyable et cela va être un choc psychologique et collectif.

A la lecture des témoignages, comment ne pas s’étonner non plus que le sort des fusillés pour l’exemple n’ait toujours pas fait l’objet d’une réconciliation nationale d’ensemble ? Cela concerne 650 à 700 soldats, qui pour la plupart, n’étaient ni lâches, ni traîtres, mais pétrifiés et détruits psychologiquement par la violence des combats. Une réhabilitation au cas par cas est difficile à envisager dans la mesure où 20% des dossiers ont, un siècle après, disparu.

Dans la lignée d’André Gerin et Guy Fischer, je sais cette cause juste, et je m’inscris dans cet esprit de concorde, qui permettrait à de nombreuses familles françaises d’appartenir enfin à l’histoire partagée de notre pays. Il faut, c’est notre devoir, réconcilier les mémoires, à l’image du premier monument dédié aux soldats fusillés pour l’exemple inauguré en 2019 à Chauny, dans l’Aisne.

Ne jugeons pas les faits et les hommes, n’édulcorons pas, ne réécrivons pas l’histoire, mais replaçons-la dans son contexte, seule cette démarche nous permettra d’avancer vers la réconciliation. 

« Cette guerre a commencé comme une guerre du 19ème siècle et fini comme une guerre du 20ème », a dit un jour un historien. Le bilan est catastrophique et le choc immense. 10 millions de morts militaires en tout.

Le travail des historiens se poursuit en matière de pertes civiles, estimées à 9 millions de personnes en l’espace de 4 ans. Ce chiffre n’intègre pas les victimes de la grippe espagnole, pandémie que les conditions sanitaires désastreuses de la guerre ont favorisée.

Là encore, la première guerre mondiale marque une rupture fondamentale : décimer les populations et attaquer le moral des civils deviennent des armes stratégiques pour faire basculer l’issue du conflit. Les batailles se transforment en véritable boucherie. 1er bataille de la Marne : 550 000 morts. Verdun : 720 000 pertes humaines. Bataille de la Somme : plus d’un million de morts en moins de 6 mois. 1 400 000 soldats français et coloniaux décomptés morts soit 27 % des 18-27 ans ! Le 22 août 1914 reste le jour le plus meurtrier de l’histoire de France : 27 000 morts français en une journée. En France toujours, on décomptera 3 millions de blessés, dont un million d’invalides, 60 000 amputés et entre 10 à 15 000 combattants défigurés.

10 départements sont dévastés, 555 000 maisons détruites ou endommagées, les surfaces agricoles perdues représentent l’équivalent de la région Champagne-Ardenne. Des régions entières, comme le Nord et l’Est de la France, sont ravagées, soit l’équivalent de 11 départements. Tirailleurs algériens, cambodgiens, kanaks, malgaches, sénégalais, tunisiens, tahitiens, marocains, fournissent les plus importants contingents issus de l’empire. Les Français avaient mobilisé plus de 600 000 hommes de leurs colonies avec là aussi des pertes considérables.

nissieux paye un lourd tribut, sans subir les bombardements de la seconde guerre mondiale. Après de nombreuses recherches, Serge Cavalieri estime qu’environ 1000 Vénissians ou assimilés ont été engagés dans ce conflit. Et il dénombre 216 soldats morts ayant un lien, plus ou moins rapproché, avec Vénissieux. Les deux premiers morts vénissians sont deux frères : Pierre Marie Alexis Rolland et son frère aîné Pierre Victor Joseph Rolland, tués à cinq jours d’écart tous deux dans le Haut-Rhin, les 14 et 19 août 1914. Sur l’ensemble de la guerre, en moyenne, plus de quatre vénissians décéderont par mois. Pour mettre en perspective ces chiffres, rappelons que lors du recensement de 1911, Vénissieux ne comptait que 5000 habitants.

Course au profit, course aux armements, course à l’exploitation des territoires colonisés, montée des nationalismes et visée expansionniste : au-delà des alliances de circonstances, ce sont une nouvelle fois les dérives, les excès et les pratiques d’un impérialisme et d’un capitalisme sans limites, fruit d’intérêts croisés entre les cercles militaires, financiers et nationalistes, qui mènent le monde vers le précipice et le chaos.

Pourquoi 14-18 occupe-t-elle une place centrale dans notre mémoire collective ? Parce que sur le fond, elle n’a pas de sens, de signification. Elle n’est ni une guerre de libération, ni une guerre d’émancipation. Parce qu’elle envoie une génération entière dans le chaos, l’effroi, le sang. C’est un massacre, un sacrifice, mais au nom de quoi ?

De la domination de l’argent, des affaires sur les territoires, les peuples et leurs cultures. Parce qu’elle est aveugle, et le premier point de rupture du XXème siècle, de la décote humaine, de la désacralisation de la vie.

Parce qu’en niant les sociétés humaines et les civilisations, elle ouvre la voie à l’innommable, qui suivra plus tard : Auschwitz.

Enfin parce qu’elle porte en elle l’idée d’un monde qui disparaît, enseveli à tout jamais : la France rurale, en premier lieu, mais aussi une forme d’insouciance qui régnait dans les grandes capitales européennes. La guerre industrielle vient de naître, en emportant tout sur son passage On aurait pu penser après un tel cauchemar que les hommes eussent retenu la leçon. Peine perdue. 22 ans après, Hitler et l’extrême droite allaient à nouveau incendier le Vieux Continent.

En plus abject encore avec l’industrialisation de la mort, l’extermination de masse, la volonté politique d’éliminer un peuple entier. L’homme est capable du meilleur, mais aussi du néant. Les tranchées sont une horreur, la Shoah, un gouffre de civilisation. Ne comparons pas ce qui n’est pas comparable, mais retenons que la paix est aussi le résultat de nos combats et engagements pour la défendre, de la force des peuples à œuvrer pour la liberté. Une phrase de Henri Barbusse, écrivain engagé dans les combats en premières lignes jusqu’en 1916, rend la parole aux poilus de 14-18.

C’est par elle que je veux finir cette commémoration : « C’est avec nous seulement qu’on fait les batailles. C’est nous la matière de la guerre. La guerre n’est composée que de la chair et des âmes des simples soldats. C’est nous qui formons les plaines de morts et les fleuves de sang, nous tous dont chacun est invisible et silencieux à cause de l’immensité de notre nombre. Les villes vidées, les villages détruits, c’est le désert de nous. ».

Je vous remercie.

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