96e anniversaire de l’Armistice

En 14-18, il n’y avait pas de terre à libérer, de joug politique à briser, mais des intérêts particuliers, ceux du capitalisme, que les puissants souhaitaient défendre. Ce sont eux qui ont envoyé vers la mort près de 10 millions de militaires et 9 millions de civils. Une tragédie épouvantable, un massacre terrible et aveugle, une rupture sans précédent dès le début du 20ème siècle.

Près du porche, un tout jeune guerrier mort est étendu, baignant dans une immense flaque de sang. Un homme déshabille le corps en pleurant, vide ses poches, lui retire sa bague et met le tout dans son mouchoir. D’autres guerriers posent le corps sur un brancard et, dans un champ tout proche, vont l’enterrer. Les souvenirs seront envoyés aux parents et le copain va leur écrire qu’il n’a pas souffert en mourant.

C’était un clair soir de mai, aimable et frais, la relève en flânant montait, son cœur battait d’émotion : il devait le lendemain partir en permission ».

Et puis ces mots de fin « De la guerre et ce qui s’ensuivit », signés Louis Aragon :

« Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit

Déjà vous n’êtes plus qu’un nom d’or sur nos places

Déjà le souvenir de vos amours s’efface

Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri ».

100 ans après, ces phrases, ces verbes résonnent au plus profond de nous-mêmes. Sur le front, dans les tranchées, une génération entière a vécu l’enfer des hommes, jetés en pâture sans raison objective, si ce n’est par les logiques folles des rivalités économiques et coloniales des empires.

En 14-18, il n’y avait pas de terre à libérer, de joug politique à briser, mais des intérêts particuliers, ceux du capitalisme, que les puissants souhaitaient défendre. Ce sont eux qui ont envoyé vers la mort près de 10 millions de militaires et 9 millions de civils. Une tragédie épouvantable, un massacre terrible et aveugle, une rupture sans précédent dès le début du 20ème siècle.

« Cette guerre n’est pas le finale de la violence, elle en est le prélude », pressentait Junger, et les faits, en 39-40, allaient malheureusement lui donner raison. Mais si 14-18 occupe aujourd’hui encore, une place à part dans nos imaginaires collectifs, c’est par les conditions inimaginables que les soldats ont endurées, au-delà du chaos, au-delà des douleurs, au-delà de tout. Il  nous faut rendre la parole à ceux qui se sont retrouvés à Verdun, dans la Somme, la Marne ou la Meuse, dans des paysages qui, en 2014, portent encore les stigmates physiques de l’orage d’acier, qui s’est abattu en l’espace de quatre ans.

« Non, pas de champ de bataille, mais champ de carnage !… », constate lucidement un poilu. Un autre soldat témoigne : « Un obus recouvre les cadavres de terre, un autre les exhume à nouveau. Quand on veut se creuser un abri, on tombe tout de suite sur des morts ».

Oui, cette mort est partout présente, dans le regard, à travers les odeurs, dans l’immobilisme et l’attente au fond des tranchées, dans le froid de l’hiver et les maladies qui se répandent. Elle est dans l’épuisement et la résignation des corps, des amis que l’on perd chaque jour, elle est inscrite dans la boue qui les enterre vivants.

Elle est dans l’absence d’illusions, dans l’inéluctable vers lequel on marche : « Nous allons par là-bas, où l’on meurt, où l’on est défiguré, haché, déchiré. Nous y allons au pas, au son des cuivres aigus. Nous portons dans nos cartouchières la mort », dit un simple soldat.

Elle est dans la lassitude et la vacuité du mètre gagné hier sur l’adversaire, puis du mètre rendu le lendemain, au même adversaire. Plus rien ne fait sens. J’ouvre les guillemets : « A quoi servira cette attaque, se disent-ils ? Que faire ? L’ordre est formel, il faut marcher. Successivement, chacun des trois lieutenants tombe frappé mortellement à la tête. Les hommes, tel un château de cartes, dégringolent tour à tour.

Que faire ? Avancer ? Impossible ! Reculer ? De même. On ne peut pas se replier, il faut attendre la nuit. »
Sur un autre champ de carnage, le même constat, il faut livrer bataille avec des morts : « Pendant cette marche en avant, l’adjudant Pesnel veut obliger des soldats couchés, à se lever pour avancer. D’un coup de pied il pense être obéi, mais aucun sursaut ne répond. Il se baisse, et s’aperçoit que ce ne sont plus que des cadavres. »

Verdun 1916, voilà à quoi cela ressemble : «Dans les ravins et les champs, des cadavres noirâtres, verdâtres, décomposés, des cadavres d’hommes qui ont gardé des pauses étranges, les genoux pliés en l’air ou le bras appuyé au talus de la tranchée, des cadavres de chevaux, plus douloureux encore que des cadavres d’hommes, avec des entrailles répandues sur le sol. Le vent en soufflant en rafales arrive à chasser les tourbillons de fumée, pas à chasser l’odeur de la mort. »

On pourrait ainsi multiplier les témoignages, qu’on ne parviendrait toujours pas à décrire cet enfer.

Pour donner une juste mesure de ce déferlement de haine, peut-être faut-il ouvrir les yeux, sans détourner le regard, sur les visages des gueules cassées, des visages qui n’en sont plus, des identités brisées, morcelées, anéanties. Comment ne pas faire preuve d’humanité au sujet des fusillés pour l’exemple, dont le nombre s’élève de 600 à 650 soldats, condamnés par la justice militaire pour désertion, mutinerie, refus d’obéissance, et environ une centaine, pour espionnage ou crime de droit commun. La question de leur reconnaissance mériterait d’être réglée une bonne fois pour toutes, ce qui n’est toujours pas le cas, 100 ans après.

La plupart d’entre eux n’étaient pas des lâches, mais des hommes usés, fatigués, détruits psychologiquement.

14-18 constitue une rupture dans tous les sens du terme. Rupture entre le monde ancien et le monde nouveau, entre le monde citadin et le monde rural : des régions entières, comme le Nord et l’Est de la France, sont dévastées, soit l’équivalent de 11 départements. Les productions agricole et industrielle se sont effondrées. Pénurie de charbon, pénurie de main d’œuvre, dans notre pays, 50% des paysans sont morts, le déficit de naissances est considérable. Rupture dans les pratiques militaires : pour la première fois, les soldats font face à des armes industrielles et chimiques.

Leur portée s’amplifie, et les hommes qui sont sur le front n’entendent pas, et ne voient pas d’où partent les tirs. Les travaux de l’historien Antoine Prost montrent que l’expérience de la guerre ne fabrique plus des « héros », mais des individus impuissants face à la force de destruction qui leur est opposée. Attaquer le moral des civils devient une arme stratégique, pour faire basculer l’issue du conflit.

Les germes de Dresde, d’Hiroshima en sont issus. Rupture sur les missions, soi-disant civilisatrices, qu’entretiennent les pro-colonisations.

Tirailleurs algériens, cambodgiens, kanaks, malgaches, sénégalais, tunisiens, tahitiens, marocains, fournissent les plus importants contingents issus de l’empire. Les Français ont mobilisé plus de 600 000 hommes de leurs colonies, avec là aussi, des pertes considérables. N’oublions pas non plus que les combats ont fait rage, entre autres, en Afrique et que pour la seule Afrique Orientale, la guerre a coûté la vie à plus de 300 000 civils. Contrairement à la propagande des puissances colonisatrices, il ne s’agit pas d’une guerre de libération pour la démocratie, mais d’une guerre de dépeçage, de réorganisation de l’Afrique et de l’empire colonial dans son ensemble.

Rupture au cœur même des sociétés : les femmes ont remplacé, dans bon nombre d’activités, les hommes partis au front. La féminisation du travail est en route, mais il faudra attendre 1945, du moins en France, pour que cette mutation se traduise dans de nouveaux droits. Il faut souligner que la cohésion nationale sort elle aussi fragilisée de ce conflit sans précédent : en Bretagne et en Corse, le sentiment que des régions ont été sacrifiées plus que d’autres, émerge. Rupture enfin dans l’imaginaire allemand, que le Nazisme va exploiter jusqu’aux confins de la barbarie. Pour eux, 14-18 est à la fois un repoussoir, le traité de Versailles vécu comme une humiliation, mais aussi un modèle d’héroïsme.

Hitler saura jouer sur ces ficelles, pour instrumentaliser le peuple allemand, et interprétera les leçons de la défaite de la pire des façons : la violence doit être poussée à son paroxysme, et toute forme de faiblesse, responsable à ses yeux de l’effondrement de 1918, sera bannie. Si un lien direct entre les deux conflits mérite d’être traité avec prudence, (les effets de la crise de 29 ne peuvent être ignorés), l’obscurantisme du 3ème Reich trouve une part de ses racines, dans l’exploitation qui sera faite de la première guerre mondiale.

Personne aujourd’hui ne peut, ni ne doit oublier l’insupportable violence, et la terrible inhumanité de la première guerre mondiale.

Ce que les poilus ont vécu dépasse l’entendement. 1914-2014 : comment transmettre cette mémoire, alors que tous les témoins de ce carnage sans précédent se sont éteints. C’est cette question que nous avons tous, ce matin, entre les mains. Elle n’est pas anecdotique, elle est cruciale pour l’avenir de nos sociétés, où les repères et les appartenances à une histoire commune manquent cruellement.

Transmettre encore et toujours, comme on ouvre un sillon, pour aider les jeunes générations à comprendre le passé, mais surtout à comprendre le monde d’aujourd’hui, ses racines, ses concordances de temps, ses lointains échos.

Je voudrais à ce titre remercier les enfants du conseil municipal d’enfants, pour la lecture de textes touchants et bouleversants qu’ils nous ont proposés. Ils prolongent ainsi l’Histoire avec un grand H, jamais achevée, jamais derrière nous mais en nous, toujours conjuguée au présent. L’histoire est un livre ouvert, qui nous rend plus forts, plus lucides, plus citoyens. Elle nous aide à retrouver le sens de l’engagement pour prévenir, et ne pas revivre l’horreur des hommes sacrifiés dans les tranchées de Verdun, de la Meuse ou de la Somme.

C’est à eux, à Guy Fischer qui vient de nous quitter, humaniste, toujours sensible au débat historique, et à nous qui avons l’immense charge d’entretenir leur mémoire, que j’adresse ces vers de René Arcos :

« Dans l’argile unique où s’allie sans fin

Au monde qui meurt celui qui commence,

Les morts fraternels, tempe contre tempe,

Expient aujourd’hui la même défaite. »

Je vous remercie.

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