71ème anniversaire de la Libération de Vénissieux

A quoi ressemble une ville sous l’occupation, quand parler à son voisin ou à un proche devient une question de confiance ?

A quoi ressemble une ville quand bon nombre d’industriels ont fait le choix de s’allier au régime de Vichy et de collaborer avec l’Allemagne ?

A quoi ressemble une ville sous une pluie de bombes alliées, qui la libère tout en la détruisant ?

La peur règne, l’engagement dans la résistance devient un choix de vie ou de mort, la délation et la mort rôdent. Craintes pour ses enfants, craintes pour sa famille, craintes pour ses amis, craintes pour se nourrir, se chauffer. Craintes du lendemain, avec l’impression qu’on ne sortira jamais de ce cauchemar, de l’occupant nazi, de l’humiliation quotidienne ?

A quoi ressemble cette ville ? A Vénissieux, comme dans de nombreuses villes de France, entre 39 et 45.

Cette vie sans oxygène ne sort pas des écrits d’un livre ancien, c’est celle de nos grands-parents, c’est dire si ce qu’ils ont enduré est proche de nous, et si leur passé continue d’éclairer notre présent.

Alors oui, il faut imaginer ce que représente ce 2 septembre 44 pour les Vénissians, quand, sur la façade de l’ancien hôtel de ville, aujourd’hui maison Henri Rol-Tanguy, le comité de libération de Vénissieux a hissé le drapeau tricolore. Soulagement, joie et deuil, l’après-guerre mélange toutes ces émotions, des émotions à vif, des émotions collectives, qu’il faudra savoir intégrer.

Au cours de ces années noires, ces années de collaboration, de trahison et de déportation, Vénissieux a connu son lot de drames et d’actes de bravoure. Mais tout au long de cette période, la ville et ses habitants auront su faire preuve de résistance et de résilience, un trait de caractère devenu une véritable identité vénissiane, aujourd’hui comme il y a 71 ans.

A chaque épreuve, à chaque difficulté, la solidarité a primé sur la soumission, et la collectivité s’est dressée contre la loi du plus fort, contre la pensée unique, contre les injustices sociales.

Des drames, nous en avons pourtant connu. Le jour de la libération de la ville, qui, il faut le rappeler, s’est libérée d’elle-même, les combattants des Groupes Francs tombaient devant la porte B Usine Marius-Berliet, fusillés par les troupes allemandes qui y stationnaient. Ils s’appelaient Pierre-Gayelen, Félix-Gojoly, Louis-Moulin, Jean-Navarro, Louis-Troccaz.

Oui, Vénissieux a payé un lourd tribut à la seconde guerre mondiale : les bombardements alliés de mai 44 vont provoquer la mort de 28 personnes au Charréard, rue Paul Bert et dans le vieux village. Son activité industrielle, et la prise de position de la famille Berliet et d’autres capitaines d’industrie pour collaborer avec l’Allemagne, en font une cible privilégiée. L’usine Sigma est visée, la cité Berliet est réduite à un champ de ruines.

Vénissieux est, après Lyon, la ville du Rhône ayant le plus souffert des bombardements anglo-américains.

Immeubles endommagés : 800. Immeubles totalement détruits : 140. Grandes usines endommagées : 10, plus 2 totalement rasées. Petites usines endommagées : 15. Petites usines complètement détruites : 8. Quasiment la moitié de Vénissieux est partiellement ou totalement rayée de la carte.

Aux bombes ennemies se sont ajoutées les bombes amies. L’actualité récente, de bombes retrouvées et désamorcées à Parilly ou en centre ville cet été, montre à quel point les frappes furent intenses.

Il faut aussi penser à ceux, jeunes, anonymes, qui ont rejoint les maquis, comme celui d’Azergues, et que l’on n’a plus revus. Penser encore aux syndicalistes, salariés, qui osaient braver des industriels à la solde de Vichy et de l’Allemagne.

En pactisant avec l’ennemi, une grande partie du patronat (la famille Berliet, Louis Renault…) a commis l’irréparable, et fait le choix que les intérêts particuliers étaient supérieurs à l’intérêt général, que les affaires passaient avant la République.

Une collusion inexcusable, car passer un pacte avec Pétain, c’était passer un pacte avec les milices de Pucheu qui traquaient les syndicalistes et communistes, les faisaient interner, voire même pour certains guillotiner ou fusiller. Pierre-Pucheu, ministre de l’intérieur sous Vichy, n’est-il pas cet homme qui créa les Sections Spéciales, pour juger à la hâte tous ceux qui résistaient à la France de la collaboration.

Il fallait du courage pour tenir tête à l’ensemble de ces forces réactionnaires. A la SIGMA, à l’ex-usine Maréchal, futur Veninov, à la Société des Electrodes, à la SOMUA, oui, il fallait oser s’opposer à la mise en place du STO, aux ordres de réquisition, quand le préfet de région n’attendait qu’une chose : réprimer le mouvement syndical, le mouvement social.

Mais comme je l’ai dit en introduction, Vénissieux a connu des moments forts et inoubliables, gravés dans notre mémoire collective. Il faut tordre le cou à deux idées reçues.

La première, qui consiste à dire que l’Etat Français n’était pas responsable de la déportation de milliers de juifs à l’été 42. Or, les services de l’administration française, la police, bref, l’Etat Français s’est fait le complice, sous les ordres de Bousquet, de l’extermination des juifs dans les camps de concentration de l’Allemagne Nazie.

La deuxième idée reçue est de croire qu’il n’existait qu’une seule France, celle de la soumission.

Non, une autre France agissait, celle des résistants bien sûr, celle des Justes aussi. On a compté environ 4000 justes en France, un nombre légèrement inférieur à celui de la Pologne et de la Hollande. Mais parmi les pays occupés, c’est en France que le pourcentage de juifs sauvés a été le plus élevé. Rapporté à la population et à la communauté présente, 75% des juifs français ont échappé à l’extermination et au génocide planifié par Heydrich et le IIIème Reich.

C’est dans un ancien arsenal militaire de Vénissieux, le camp Bac Ky, réquisitionné par Vichy, que notre ville va connaître l’une des plus marquantes opérations de sauvetage.

Sur les 1017 adultes internés, 545 furent déportés. Une centaine d’enfants va passer à travers les mailles d’une mort annoncée en étant exfiltrés du camp. Grâce à ces justes, comme on les appelle, grâce à l’action de personnalités religieuses, d’organisations qui oeuvraient dans les camps comme  l’Amitié Chrétienne, la Cimade, l’œuvre au secours des enfants et l’oeuvre du service social des étrangers.

Le Cardinal Gerlier, proche de Vichy, finira par être entraîné par le père Chaillet dans l’action de sauvetage du camp de Vénissieux.

A l’intérieur du baraquement, Madeleine Barrot de la Cimade, les Œuvres de secours aux enfants et de l’amitié chrétienne, vont transformer leurs forces du refus en forces de la survie.

Il faut sauver un maximum de personnes et d’enfants, éviter la déportation, éviter ces convois de la honte, de Drancy à Auschwitz, des convois sans retour. Dans la nuit du 28 août, une centaine d’enfants vont ainsi sortir du camp de notre ville, non sans douleur, cette douleur terrifiante de parents signant des actes de délégation de paternité, pour laisser partir ce qui leur est le plus cher avec des inconnus, pour qu’ils continuent, eux, de vivre. Il faut imaginer cette douleur des enfants arrachés à jamais des bras de leurs parents, qui ne savent pas où ils vont trouver refuge, ni par qui ils seront protégés. Imaginer aussi la douleur des pères et des mères, qui voient là pour la dernière fois les visages de leur descendance, avant d’être déportés et gazés dans les camps d’extermination du régime nazi. Des deux côtés de la filiation, le temps va se figer.

J’ai eu la chance de rencontrer une enfant sauvée du camp de Bac Ky. Elle porte aujourd’hui encore les boucles d’oreilles que sa mère lui avait données en cette fin d’août 42. Le fil rouge de notre ville pendant ce conflit dramatique, réside dans la capacité des habitants, des ouvriers, des syndicats à résister, à contester l’ordre établi.

Cet état d’esprit a été accompagné par les hommes et les femmes en politique, quitte à en payer le prix fort.

L’ancien maire destitué Ennemond-Roman, sera interné à la prison Saint-Paul ; Louis-Dupic, futur maire transféré dans un camp du Sud algérien.

Georges-Roudil, secrétaire de la section communiste, sera livré aux allemands et déporté au camp de Buchenwald ; Charles-Jeannin, auquel on pense toujours, connaîtra l’enfer de Dachau.

Les frères Amadéo, Francis-Paches, et tous les autres, anonymes, jeunes ou adultes, ensemble, ils ont formé une chaîne humaine héroïque, à laquelle toutes les générations qui ont suivi doivent beaucoup.

C’est grâce à eux que nous respirons l’air de la liberté, l’air de la paix, l’air de la République. Mais 71 ans après, nous devons garder en tête ces questions inaltérables, toujours présentes en nous.

Sur quel terreau a grandi le IIIème Reich, qui n’est pas arrivé du jour au lendemain en Allemagne ? De quelles compromissions, de quelles lâchetés ont su profiter le régime de Vichy et l’extrême droite française pour détruire la République, puis salir et déshonorer l’histoire de notre pays ?

La logique économique et politique qui a prévalu n’est pas sans rappeler celle que le libéralisme cherche à nous imposer. Le profit à tout crin et à tout prix, sans se soucier des hommes, des savoir-faire et des territoires.

La division entre les peuples, au cœur même de l’Europe ? Comment ne pas saluer le non grec, expression d’une fierté retrouvée face à l’arrogance de la finance, du FMI, de Berlin et de Bruxelles, qui écrasent, humilient et méprisent Athènes, sa jeunesse comme ses personnes âgées.

Savent-ils à quel symbole ils s’attaquent, à la Grèce, aux origines de la démocratie, de la justice des hommes, à l’Europe tout simplement.

Entre l’austérité pour le plus grand nombre et l’opulence pour quelques-uns, entre la perte de souveraineté des états et la soumission à un seul modèle économique, il se fabrique aujourd’hui du ressentiment, du rejet, de la colère, et pire encore, du nationalisme.

Il se fabrique une histoire que personne ici ne veut revivre.

Je vous remercie.

X