Commémoration de l’Armistice

N’oublions pas qu’une guerre n’a pas de fin pour ceux qui en ont vécu le traumatisme.

Samedi dernier, nous étions réunis pour la commémoration de l’Armistice de la guerre 14-18. La grande guerre est une horreur absolue, un effondrement de civilisation quand 25  ans plus tard les portes d’Auschwitz en signeront son anéantissement.

On ne comprendra peut-être jamais aussi bien la guerre de 14-18 qu’à travers la lecture des lettres et messages des soldats envoyés depuis le front. Ce qu’on y lit est sidérant, effrayant, traumatisant. Le déchaînement de violence relaté est presque inimaginable, en tout point insoutenable. Dire que cette génération sacrifiée a connu un cauchemar est faux, elle en a connu deux : l’horreur physique et l’horreur psychologique. Partout sur le champ de bataille, des morts, des cadavres, des blessés, des milliers d’obus et les premières armes chimiques tombent dans les tranchées.

Les visages emportés des Gueules Cassées, les corps mutilés, les blessures irréversibles, les amputations, des paysages qui portent encore aujourd’hui les stigmates des bombardements, oui, ces quatre années sont marqués du sceau de la rage et d’un carnage sans nom. Au cours de la seule journée du 22 août 1914, 27 000 soldats français seront tués, journée la plus sanglante et meurtrière de toute notre histoire ! En un mois, en mars 1916, 4 millions d’obus sont utilisés dans le secteur de Verdun ! Le bain de sang est inimaginable : 1er bataille de la Marne : 550 000 morts. Verdun : 720 000 pertes humaines. Bataille de la Somme : plus d’un million de morts en moins de 6 mois. 1 400 000 soldats français et coloniaux décomptés morts soit 27 % des 18-27 ans ! Un quart d’une génération emporté.

En France toujours, on décomptera 3 millions de blessés, dont un million d’invalides, 60 000 amputés et entre 10 à 15 000 combattants défigurés. 10 départements sont dévastés, 555 000 maisons détruites ou endommagées, les surfaces agricoles perdues représentent l’équivalent de la région Champagne-Ardenne.

« Un obus recouvre les cadavres de terre, un autre les exhume à nouveau. Quand on veut se creuser un abri, on tombe tout de suite sur des morts », résume un Poilu. L’horreur physique, c’est aussi celle du froid dans les tranchées, d’une guerre quasi statique où l’ennui le dispute au stress terrible des bombardements. Attendre sur place, dans la boue, mais attendre quoi ? Sa propre mort, la disparition d’un ami, les maladies qui sévissent comme la fièvre des tranchées transmise par les poux, la typhoïde, la tuberculose, les dysenteries. Les deux grandes épidémies : typhoïde en 1914 et grippe en 1918 ont tué à elles seules 45 000 soldats français, soit l’effectif de plus de trois divisions ou d’un corps d’armée. Ce cauchemar est quotidien et cette guerre, pour ceux qui en sont les témoins et en première ligne, ne s’arrêtera jamais, pas même à la signature de l’armistice du 11 novembre 1918.

Des milliers de soldats vont souffrir de graves troubles psychologiques. La médecine en psychiatrie fait ses premiers pas. Il n’empêche, les premiers constats sont édifiants et un médecin rapporte au sujet de ses patients : « ces hommes ne dorment plus, ne mangent plus, s’anémient et dépérissent. Ils ont peur. Ils tressaillent aux bruits, se cachent. Se répétant en eux-mêmes, à chaque sifflement : celui-ci est pour moi ! ». Cette maladie portera le nom « d’obusité ». « La grande guerre fut une machine à broyer les corps et les âmes », insiste le psychiatre Louis Crocq  dans son livre intitulé « Les blessés psychiques de la Grande Guerre ». Dépressions chroniques, phobies, tremblements, perte momentanée de la vue, de la parole, crises d’angoisse, les individus sont brisés, anéantis, détruits. Les mêmes symptômes sont par ailleurs recensés chez les soldats allemands.

Le pire en France, c’est que les autorités soupçonnent certains Poilus de simuler, de tricher, entre guillemets, pour déserter le front. Certains d’entre eux, on le sait, feront partie des fusillés pour l’exemple. Cela concerne 650 à 700 soldats, qui pour la plupart, n’étaient ni lâches, ni traîtres, mais pétrifiés et détruits mentalement par la violence des combats. Une réhabilitation au cas par cas est difficile à envisager dans la mesure où 20% des dossiers ont, un siècle après, disparu. Dans la lignée d’André Gerin et de Guy Fischer, je crois le moment venu d’une réhabilitation collective des fusillés pour l’exemple. Je sais cette cause juste, elle permettrait à de nombreuses familles françaises d’appartenir enfin à l’histoire partagée de notre pays. Le premier monument dédié aux soldats fusillés pour l’exemple, inauguré à Chauny en 2019, trace la voie à suivre. Je ferme cette tragique parenthèse.

Sous l’impulsion de Freud, en 1918, plusieurs psychiatres avaient envisagé de créer un centre thérapeutique spécialisé dans les névroses de guerre. Mais l’armistice venait d’être signé, il était l’heure d’honorer les morts et mutilés, laissant de côté les blessés psychiques. Sans pension, beaucoup ne parviendront pas à se reconstruire tandis que d’autres passeront leur vie à l’asile. Oui, 14-18 est une horreur absolue, un effondrement de civilisation quand 25 ans plus tard les portes d’Auschwitz en signeront son anéantissement.

Contrairement à 39-45, Vénissieux n’a pas subi de destructions physiques, d’habitations, d’immeubles ou d’usines lors des bombardements alliés. Mais notre ville a versé le prix du sang. Après de nombreuses recherches, Serge Cavalieri estime, dans son livre intitulé « Vénissieux 1914 1918, poilus morts pour la France »  qu’environ 1000 Vénissians ou assimilés ont été engagés dans ce conflit. Et il dénombre 216 soldats morts ayant un lien, plus ou moins rapproché, avec Vénissieux.

 Les deux premiers morts vénissians sont deux frères : Pierre Marie Alexis Rolland et son frère aîné Pierre Victor Joseph Rolland, tués à cinq jours d’écart tous deux dans le Haut-Rhin, les 14 et 19 août 1914. Pour notre ville, 19 hommes trouveront la mort pendant la deuxième quinzaine du mois d’août 1914, soit 8% de l’ensemble des victimes vénissianes de toute la guerre.

Deux autres mois seront très meurtriers : avril 1915 avec 14 morts et octobre 1918 avec 10 morts. Sur l’ensemble de la guerre, en moyenne, plus de quatre vénissians décéderont par mois. Pour mettre en perspective ces chiffres, rappelons que lors du recensement de 1911, Vénissieux ne comptait que 5000 habitants.

La 1ère guerre mondiale n’est pas une guerre de libération, ou d’émancipation, mais de décomposition des empires lancés dans une course effrénée au profit et à l’exploitation des ressources, d’exaltation des nationalismes, d’alliances improbables et d’atavisme du capitalisme. Elle forme une rupture entre le monde ancien et le monde nouveau, entre le monde citadin, industriel et le monde rural. Rupture dans les pratiques militaires : pour la première fois, les soldats font face à des armes industrielles et chimiques. L’expérience de la guerre ne fabrique plus des « héros », mais des individus impuissants, dépassés face à la force de destruction qui leur est opposée. Attaquer le moral des civils devient une arme stratégique pour faire basculer l’issue du conflit.  Un autre constat s’impose. Si le Vieux Continent est capable de s’autodétruire à ce point, en quoi peut-il être porteur de progrès social et de paix dans les territoires colonisés ?  Cette question alimentera l’émergence des mouvements indépendantistes, en Inde, Asie comme en Afrique. Tirailleurs algériens, cambodgiens, kanaks, malgaches, sénégalais, tunisiens, tahitiens, marocains, ont fourni les plus importants contingents issus de l’empire et payé un très lourd tribut à ces combats sanglants dans des conditions inhumaines. On dénombre, selon les estimations des historiens, entre 70 000 et 98 000 soldats coloniaux morts sur le front, représentant entre 5 et 7 % du total des pertes militaires françaises, ce qui est considérable.

« Ce ne sont pas des soldats : ce sont des hommes. Ce ne sont pas des aventuriers, des guerriers, faits pour la boucherie humaine […] Ce sont des laboureurs et des ouvriers qu’on reconnaît dans leurs uniformes. Ce sont des civils déracinés », dira Henri Barbusse en 1916 dans Le Feu, journal d’une escouade. Ces mots résonnent lourdement aujourd’hui. En ce moment-même comme au début du XXème siècle, les populations civiles innocentes meurent sous les bombes. Les conflits se répètent dans la même tragédie, comme si personne n’avait retenu les terribles leçons de 14-18 et 39-45. Toute guerre marque une forme de défaite, défaite de l’intelligence, de la diplomatie, de la recherche apaisée d’une solution. Au partage se substitue la cupidité, au dialogue la peur, à la compromission la vanité. C’est une déflagration, l’irruption d’une violence exponentielle qui se nourrit d’elle-même, libérant les instincts les plus vils et les plus barbares de la nature humaine. Le combat pour la paix et la démocratie, un combat qui peut paraître impuissant à l’épreuve de l’actualité présente, est celui que nous devons mener, aujourd’hui plus que jamais. Il passe par l’éducation, la transmission, par l’éclairage de l’histoire ou même de la fiction, par un pas de recul par rapport au déferlement d’informations et d’images qui est le nôtre aujourd’hui, par une forme de lucidité qui doit sans cesses nous guider.

C’est cette culture de paix que nous devons instruire et donner aux jeunes générations pour éloigner la barbarie et l’obscurantisme. Et l’interprétation par les élus du Conseil Municipal d’enfants de la Chanson « Né en 17 à Leidenstadt » de Jean Jacques Goldman est là pour en témoigner.

 « Je ne peux pas oublier la guerre », disait Jean Giono mobilisé en 1915, «  je le voudrais. Je passe des fois deux jours ou trois sans y penser et brusquement, je la revois, je la sens, je l’entends, je la subis encore. Et j’ai peur. » N’oublions pas qu’une guerre n’a pas de fin pour ceux qui en ont vécu le traumatisme.  Je vous remercie.     

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