Le 9 mai 2012
Retrouvez l’intervention de Michèle PICARD à l’occasion du 67ème anniversaire de la capitulation sans condition des armées nazies, mardi 8 mai dernier
Dans la terminologie du 20ème siècle, il y a la Grande Guerre, celle de la Meuse et de Verdun, dont les paysages, un siècle après, portent encore les traces et cicatrices. Un déchaînement de violences qui enterrent une génération dans des tranchées, dans le froid, dans l’attente d’une mort annoncée. Mais que dire, de celle-là, de ces cinq années de sang et de fureur, orchestrées par le 3ème Reich, par les idées de la haine, du rejet, de l’antisémitisme, de l’extrême droite.
Aujourd’hui, que nous commémorons ensemble la capitulation sans condition des armées nazies, il nous faut mesurer l’ampleur du chaos et de l’horreur, laissés sur le Vieux Continent, en URSS, en Asie, en Afrique.
Ce n’est pas un champ de bataille que les forces de libération découvrent, mais un champ de ruines, un champ d’une barbarie totale. En six ans, 55 millions de morts. Par jour, 25 000 disparus. La Shoah, la solution finale : de 5 à 6 millions de juifs, soit les 2/3 de la population juive européenne, décimés dans les camps de l’horreur, dans les camps de l’ignoble, dans les camps d’une honte indélébile.
En France : 600 000 morts, civils et militaires, résistants ou anonymes. L’URSS, sur laquelle s’acharnent Hitler et le 3ème Reich : 21 millions de victimes, je dis bien, 21 millions de morts, dont 7 millions et demi de civils. Grande-Bretagne : pas loin de 400 000 morts. Les États-Unis perdent 300 000 soldats, loin de leurs familles et de leur terre, sur le sol du vieux continent et en Extrême-Orient.
Août 45, deux bombes d’un « nouveau genre », tombent sur Hiroshima et Nagasaki : 300 000 morts, et de très très nombreuses personnes qui décéderont des suites d’un cancer, dans les mois, les années, et les décennies qui suivent. Les régimes totalitaires ont inventé la guerre totale : les civils ne sont plus épargnés, mais visés.
Les juifs, les opposants politiques, communistes, socialistes, syndicalistes, les tziganes, les minorités, les asociaux, ont fait l’objet d’un plan méthodique d’élimination, car ils sont (ce sont les termes du 3ème Reich) des « sous-hommes ». Tout ce qui résiste doit être éliminé, tout ce qui est différent doit être éradiqué. Industrie de la haine, industrie de la mort : cette guerre, aussi bien dans son processus historique que dans les moyens utilisés, est la guerre du capitalisme. La mort doit obéir à un régime de production, elle doit devenir rentable, viable, chiffrée.
Camps d’extermination, armes de destruction massive, expérimentations sur les corps humains, génocides, ce n’est pas une ligne, mais bien plusieurs que le 3ème Reich et le nazisme ont franchies : celles du genre humain, celles de la foi en l’homme, celles du respect du corps. 67 ans après, le choc psychologique provoqué par ce désastre, sans précédent dans la grande histoire des civilisations humaines, reste intact en chacun de nous. Il agit moins sur le registre émotionnel.
Heureusement que la justice des hommes est passée par là, de Nuremberg au Procès Barbie, de l’ouverture d’archives, notamment sur Pétain, et sur son rôle actif qu’il a joué tout au long de la collaboration, ou encore dans l’élaboration du statut juif du 18 octobre 1940. Mais ce gouffre, ce sentiment d’irréparable est toujours là, sous nos pieds.
Tout siècle accapare les hommes, au risque de les rendre moins précautionneux, moins vigilants, moins résistants. Dans ce qui nous échappe, c’est bien sûr comment un régime totalitaire peut construire pas à pas sa propre démence, emportant avec lui son peuple, et toute forme de rationalisme.
Le 3ème Reich ne s’est pas fait en un jour, il s’est bâti sur la durée, même si les premiers éléments de la haine, et qu’une partie de ce qui allait suivre, étaient écrits noir sur blanc dans Mein Kampf. Profitant à la fois de la décomposition de la République de Weimar et de la crise de 29, il va jouer sur l’humiliation de la nation, la recherche systématique de boucs-émissaires, les premières répressions contre les communistes, puis les syndicalistes, socialistes, la nuit de Cristal, les pogroms contre les juifs.
Entre la publication de Mein Kampf (1924-1925) et la conférence de Wannsee (1942), au cours de laquelle Reinhard Heydrich exposa, à des hauts responsables du 3ème Reich, la solution finale, il s’écoule à peine 20 ans. 20 ans de dérives, 20 ans de concessions, 20 ans de compromissions, 20 ans au terme desquels la barbarie s’est écrite.
Lors de la dernière commémoration de la libération des camps, j’ai cité Raymond Aubrac, qui vient de nous quitter, et qui nous manque déjà cruellement, tout comme Lucie. J’ai cité le jeune Raymond Aubrac, esprit vif, aiguisé, celui qui, avant de basculer dans la Résistance, n’avait pas mesuré le péril exact de la montée d’Adolf Hitler, comme tant de Français. Je reprends ces termes, car je crois en leur portée, aujourd’hui plus que jamais : «L’arrivée d’Hitler au pouvoir, je n’ai pas aimé, j’étais étudiant, j’avais 19 ans, j’avais une réaction de rejet, j’avais un peu peur. J’ai aussi partagé une grosse erreur qui était assez répandue en France. Dans beaucoup de cas, on ne l’a pas pris au sérieux, on ne l’a pas cru, on a pensé que c’était quelque chose de passager, que ce n’était pas solide, un peu risible. »
Ecoutons aussi ce que disait Pétain en 34, lorsqu’il réclamait à la fois le Ministère de la Guerre, et la tutelle sur l’éducation nationale : « Les instituteurs communistes, je m’en occuperai ». Les choses sont en place, et pourtant, sans juger, ni jeter la pierre à quiconque, elles vont proliférer sur le terreau du nationalisme. Quand les Français croient trouver en lui un protecteur, sinistre erreur et erreur fatale, écoutons encore ce même maréchal en août 40, avant de lancer la chasse aux Juifs et aux Francs-maçons. J’ouvre les guillemets : « Un Juif n’est jamais responsable de ses origines, un Franc-maçon l’est toujours de son choix ».
Les choses étaient en place dans les années 30, mais regardons notre siècle en face, regardons les politiques menées depuis 10 ans, pour voir comment à nouveau d’autres lignes réactionnaires se mettent en place. Mesurons exactement la portée de ces cinq dernières années, les glissements successifs et dérapages savamment entretenus. Lorsqu’un chef de l’État, par pur électoralisme, dit que le Front National est compatible avec la République, quelle surenchère supplémentaire faut-il attendre avant de se réveiller ? Lorsque Nicolas Sarkozy parle de vrai travail, comme s’il y en avait des faux, qu’entretient-il, si ce n’est la division et la rancoeur ?
Lorsqu’à Latran, il affirme en toute impunité, que le curé est supérieur à l’instituteur, que fait-il de notre pacte laïque et républicain ? Lorsque des Ministres parlent de civilisation supérieure, lorsque que l’on stigmatise les Roms comme à Grenoble, lorsque l’on montre du doigt les chômeurs, les immigrés, que l’on souffle constamment sur les braises du rejet, du coupable, du bouc émissaire, j’appelle ça des signes, les signes d’une dérive inadmissible, intolérable, inacceptable.
Ces signes-là, ces mots qui blessent, ces discours qui agressent (et j’ai passé sous silence celui de Dakar, et du continent africain passé à côté de l’histoire), cette rhétorique-là, elle n’est pas du passé, elle est là, elle est d’aujourd’hui, elle est autour de nous. Alors oui, nous avons un devoir moral, tous, élus comme citoyens, progressistes comme syndicalistes, de dénoncer les amalgames, les raccourcis, les populismes, avant qu’à nouveau ils ne s’enracinent. Avant qu’il ne soit trop tard.
Notre responsabilité est bien de dénoncer ces discours, de n’admettre aucune complaisance sur le reniement des valeurs humaines, et l’instrumentalisation de l’Histoire. C’est la tâche et le défi que nous devons tous relever ensemble. Face au capitalisme financier, où pendant des années, l’argent est allé à l’argent, sans être investi dans l’appareil productif, le repli nationaliste est une tentation bien réelle. Par dépit, par résignation, et bientôt, qui sait, par rage.
Il y a le glissement dangereux des idées, mais il y a aussi les actes et les attaques violentes, contre notre pacte social ! Car ici en France, depuis maintenant des décennies, les politiques libérales portent atteinte aux valeurs, aux acquis, issus de la Résistance et du CNR, au vivre ensemble.
Regardez ce qui est démantelé, sous nos yeux : le droit et l’accès aux soins pour tous ; la précarité et les licenciements abusifs dans le monde du travail, la disparition programmée de l’école de Jules Ferry, la privatisation des systèmes de retraite : la République nouvelle, celle que Jean Moulin avait rassemblée au sein du CNR en 43, part en morceaux. Sous nos yeux. N’oublions pas, n’oublions jamais que c’est sur les ruines de la République de Weimar, que le 3ème Reich s’est construit.
Ce qui a fondé notre société solidaire s’effondre, il nous faut donc recréer des résistances, à la hauteur de l’engagement de ces hommes et de ces femmes, pris dans la pire histoire du 20ème siècle. Il y a ceux dont nous connaissions les voix, Jean Moulin, Lucie et Raymond Aubrac, Germaine Tillion, Missac Manouchian, Charles de Gaulle, les FTP-MOI, les vigies du CNR, pour ne citer qu’eux. Il y a ceux qui ont œuvré dans l’anonymat, et je pense bien évidemment, ici à Vénissieux, à ces 108 enfants juifs, sauvés le 29 août 42. Il y a aussi les femmes dont le rôle fut considérable.
Le colonel Rol-Tanguy le confirmait, avec ces mots simples : « Sans elles, la moitié de notre travail eût été impossible ». Les jeunes femmes non mariées, des lycéennes et de nombreuses femmes juives, ou d’origine étrangère, notamment des pays de l’Europe de l’Est, vont s’engager immédiatement dans la lutte. Elles seront suivies par d’autres dans des « stratégies d’émancipation », comme Berty Albrecht, l’une des fondatrices de Combat, qui était dans les années 30, militante féministe et surintendante d’usine.
Elles toutes, qui ont encaissé les lois scélérates de Vichy, de l’abandon du foyer, devenue faute pénale, à la qualification de l’avortement comme “crime contre la sûreté de l’État », elles ont dit Non, elles se sont levées, elles se sont rassemblées. Comme tout au long des 19ème et 20ème siècles, pour d’autres causes, pour d’autres combats.
Ici à Vénissieux, j’adresse une pensée toute particulière à une femme qui nous est très proche, Lise London, décédée le 31 mars dernier. Sa sincérité, son engagement entier, son témoignage terrible sur le nazisme, la déportation, mais aussi le stalinisme, nous font déjà cruellement défaut.
Elle nous laisse, et elle adresse à toutes les générations, ce message limpide et d’espoir.Je la cite : « Ouvrez grands les yeux, ne vous laissez pas enfermer dans les certitudes, n’hésitez pas à douter, battez-vous contre les injustices, ne laissez pas la perversion salir nos idéaux. Soyez vous-mêmes ».
Pour Raymond, pour Lucie, pour Lise, pour tous ceux qui ont tant œuvré pour la transmission, nous savons à notre tour ce qu’il nous reste à faire.
Je vous remercie.