Lorsque les soldats de l’armée rouge débarquent dans le camp d’Auschwitz, le 27 janvier 1945, il y a 70 ans, ils découvrent un lieu quasi désert. Il y a des baraquements vides, entre eux des hommes marchent comme des fantômes, les souffrances et les humiliations endurées ont éteint leur regard. 9 000 survivants errent ainsi, hagards, dans un état d’épuisement total. Les yeux décharnés, les os apparents sous une peau translucide, ils peinent à croire que les nazis ont quitté les lieux. Libres, ils le sont, mais à quoi ressemble le mot liberté, après des années de cauchemar ?
Parmi ces 9 000 survivants, il y a là Primo Levi, le père d’Anne Frank, Otto, des anonymes. Ces hommes à bout de force et à bout de vie, ont eu la chance de s’extraire des marches de la mort, après l’ordre des SS d’évacuer le camp, le 17 janvier 45, face à l’avancée de l’Armée Rouge. 58 000 détenus seront ainsi transférés d’Auschwitz à Loslau, à pied, dans le froid, tout au long des 56 kilomètres qui séparent les deux villes. Pour dissimuler des preuves, les Nazis poussent leur entreprise d’industrialisation de la mort toujours plus loin dans l’abject et l’innommable.
Au cours de ces marches de la mort, des dizaines de milliers d’hommes et de femmes, principalement des juifs, vont mourir d’épuisement, affamés, après avoir été jetés sur les routes, dans la neige et sous le vent glacial de la Pologne en hiver. Ecoutons ce témoignage de Raphaël Esrail, président de l’Union des déportés d’Auschwitz : J’ouvre les guillemets : «Beaucoup avançaient les pieds nus, dans la glace. On ne peut pas tenir longtemps comme ça. Les camarades tombaient, gelés des pieds, gelés des jambes, comme en prière, et étaient abattus d’une balle dans la tête, en fin de colonne. »
La rage des nazis est sans limites. Himmler, l’un des architectes de la solution finale, avait ordonné de déplacer les détenus dans les profondeurs du pays. « Là où ce n’est pas possible », précisait-t-il, « ils doivent être liquidés ». Tous les 100 mètres, un homme, celui qui montrait des signes de fatigue, était ainsi abattu froidement. Ce même Himmler procéda à des ventes de juifs, à raison de 1 000 dollars par personne, versés par l’ex-président de la confédération helvétique, pour leur libération vers ce pays. Il avait auparavant tenté d’échanger des juifs hongrois contre des camions.
Hitler n’est pas en reste, il lance le mot d’ordre suivant : « Aucun prisonnier ne doit tomber vivant dans les mains des forces alliées ou soviétiques pour qu’ils ne puissent pas témoigner des traitements qu’ils avaient subis».
« Ce que nous avons vu dépasse tout ce que nous avions connu jusque-là. Imaginez une peau tendue sur des os et les yeux, surtout les yeux. C’était effrayant. Sur les visages, il y avait des larmes, des sourires, mais nous ne voyions en fait qu’une grimace ». Ces images, ce soldat soviétique ne les oubliera jamais.
Dans Auschwitz, ce camp d’extermination effroyable, plus d’un million de personnes, dont 90% de juifs, vont y trouver la mort en quelques années, mais aussi les tziganes, les Polonais, les politiques, les communistes, les témoins de Jéhovah, les homosexuels, les criminels allemands. De faim, de froid, de maladie, ils vont mourir par sélection, tri, dans les chambres à gaz et les fours crématoires. L’Holocauste, c’est 6 millions de victimes, dont près de 3 millions dans les chambres à gaz. A Treblinka : 800 000 morts. Belzec : 435 000. Sobibor : plus de 150 000… Difficile de témoigner de cet enfer concentrationnaire, des conditions endurées, au-delà de l’imaginable.
« Quand on demande qu’est-ce qui était le pire, il est impossible de répondre, parce que tout était atroce. Nous nous demandions nous-mêmes si ce n’était pas un cauchemar tellement cette vie nous semblait irréelle dans son horreur », explique une déportée.
L’extrême droite, Hitler et le 3ème Reich, viennent de perpétuer le génocide le plus horrible, le plus terrible de l’histoire de notre civilisation. En planifiant l’impensable, en mettant en place une véritable industrie de la mort, en déshumanisant l’individu, réduit à l’esclavage, à la mort, à une statistique, l’Allemagne nazie a tué le genre humain, et cassé en deux un siècle, qui ne sera jamais plus le même.
Ce que nie le régime nazi, c’est l’homme, touché dans sa chair, c’est l’individu, touché dans sa dignité.
En avril 45, les armées américaine et britannique libèrent Dachau, Buchenwald, Bergen-Belsen, Mauthausen, l’armée rouge poursuit ses avancées, et ouvre les portes de Ravensbrück, Gross-Rosen. Partout, le choc, l’effroi, l’innommable. L’industrie de la mort est physiquement présente, avec ses chambres à gaz, ses fosses, ses cadavres, et l’odeur des corps brûlés.
Comme le dit l’historienne Annette Wieviorka, spécialiste de la Shoah, « la surprise est considérable. On a l’habitude de dire, et ce n’est pas faux, qu’on savait. Il y avait effectivement beaucoup d’informations qui étaient passées à l’Ouest. Mais il y a savoir et savoir. Et le fait de voir, ça change tout ! ». On ouvre les yeux, mais on cherche encore, face à une telle horreur, les mots pour en parler.
La voix des camps, qui est aussi la nôtre, mettra du temps à remonter à la surface. Dans la presse française, la libération d’Auschwitz fait l’objet de simples brèves, en bas de page, à l’exception de deux journaux issus de la Résistance, Franc-Tireur et Fraternité. Le silence est général. Le premier article, digne de ce nom, paraîtra dans L’humanité, en mars 45. Les rédactions s’interrogent : faut-il tout publier, inquiéter les familles qui espèrent revoir leurs proches, face à cette terreur du jamais vu. En parcourant le camp d’Ohrdruf, le général Eisenhower devient livide, le général Patton vomit, après avoir refusé de visiter le réduit, utilisé pour les punitions. C’est un gouffre qui s’ouvre, ce gouffre que le procès de Nuremberg rend, pour la première fois, réel. Face aux images de la libération des camps projetés dans le tribunal, Walther Funk, ministre de l’économie du 3ème Reich, pleure, Goering se tait, Karl Dönitz se tient la tête penchée, ne regarde plus.
Quand on montre un abat-jour en peau humaine, Fritz Sauckel, chargé de la déportation des travailleurs, des pays occupés vers l’Allemagne, murmure : « je ne crois pas ça ». Comme si le traumatisme, le choc était trop fort à intégrer, comme s’il fallait le refouler, pour ne pas voir la monstruosité de ce massacre de masse, il faudra attendre les années 50, pour que la parole se libère enfin.
Le journal d’Anne Frank, sa traduction en pièce de théâtre puis en film, le documentaire Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, toucheront l’opinion publique. Les toiles et dessins de David Olère, si réalistes dans leur représentation, nous saisissent aujourd’hui encore d’effroi.
En 1961, le procès d’Eichmann à Jérusalem, qui était chargé de la logistique de la solution finale, va être filmé pour les télévisions du monde entier. Pendant 8 mois, les témoignages des survivants de la shoah, vont bouleverser des millions de personnes. La voix des camps prend corps, remonte à la surface, les procès de Barbie en 1986, de Paul Touvier en 1994, et de Maurice Papon en 1998, lui feront écho dans notre pays.
Aujourd’hui, c’est cette voix des camps qui nous rassemble. C’est cette voix des camps, que Jean-Marie Le Pen et le Front National, en évoquant à nouveau un « détail de l’histoire », blessent et salissent.
Le négationnisme, à l’aune des douleurs endurées, n’est pas supportable, il faut le condamner, avec une très grande fermeté. Car cette voix appartient à la mémoire des hommes, à la mémoire collective, elle nous appartient, pour la faire vivre et résonner dans notre présent, à travers les générations. Jamais un régime politique, le 3ème Reich, n’était allé aussi loin dans la barbarie, dans l’inhumanité, dans la mise en place d’un génocide pour lequel, aujourd’hui encore, on peine à trouver des mots justes. Car l’effroi est là, car l’inimaginable continue, 70 ans après, de nous interpeller inlassablement.
Il n’y a pas d’oubli possible, car nous ne parlons pas d’un crime de guerre, mais d’un crime contre l’humanité. Cette mémoire collective, pour laquelle la ville de Vénissieux se bat, constitue aussi une mémoire de vigilance. Les événements tragiques du début d’année, en France, montrent combien la haine de l’autre reste présente dans nos sociétés. La montée des actes antisémites et islamophobes en France, la mise en scène obscène de la barbarie, par l’Etat islamique, les tensions internationales à visées impérialistes, la destruction du lien social par les politiques libérales, sont les maux d’un monde qui se radicalise sous nos yeux.
La transmission des connaissances est devenue cruciale, je dirais même, tant le vivre ensemble est fragilisé, un véritable enjeu de société. Tout ne peut pas reposer sur les seules épaules de l’école. De nouveaux défis lui font face, de la théorie du complot à la difficulté d’enseigner la shoah, dans certains établissements, de l’info-spectacle à la mise en concurrence de guerres mémorielles, qui créent confusions et amalgames. Le mouvement, pour accompagner les jeunes générations vers le savoir, doit être collectif.
L’éducation nationale, bien sûr, mais pas seulement, les leviers de la citoyenneté, de l’accès à la culture, la démocratie de proximité, le maillage associatif, doivent redonner du sens, un contenu au vivre ensemble, et faire tomber les murs de l’ignorance. La barbarie n’est jamais morte, pas plus que les démocraties sont immunisées à vie, de la haine de l’extrême droite, les élections partout en Europe le prouvent malheureusement. En ce jour de commémoration de la libération des camps, le chantier qui est le nôtre, est de se souvenir, et surtout d’œuvrer pour que les conditions d’un tel cauchemar, ne puissent jamais se renouveler.
« Les mouvements totalitaires sont des organisations massives d’individus atomisés et isolés», prévenait Hannah Arendt. « On a inventé au cours des siècles des morts plus cruelles, mais aucune n’a jamais été aussi lourde de mépris et de haine », résonnent encore les mots terribles de Primo Lévi. Deux phrases que personne ne peut, ni ne doit oublier.
Je vous remercie.