La Newsletter « La 8 », lancée il y a deux ans, est entièrement dédiée à la thématique des droits des femmes. Son nom fait référence à la journée internationale des droits des femmes, célébrée le 8 mars. Chaque numéro aborde une thématique d’actualité, met en lumière une femme influente, revient sur les événements passés et présente l’agenda des initiatives à venir à Vénissieux. Dans ce numéro, Madame le Maire se livre avec sincérité, en partageant des fragments de son enfance, de son engagement et de ses passions.
Vous parlez souvent de votre révolte, née très tôt face à l’injustice, notamment les inégalités de genre. Diriez-vous que ces combats ont été le moteur de votre ambition politique ?
Ce n’est pas une ambition, mais un engagement. C’est l’injustice, tout simplement, qui me sensibilise. J’ai commencé par militer pour la paix, et c’est en accumulant ces engagements que je me suis naturellement tournée vers l’action politique. J’étais militante avant d’être élue ; c’est ce parcours militant qui m’a menée là où je suis aujourd’hui. J’ai aussi compris très tôt la chance que j’avais d’habiter à Vénissieux. L’accès à la culture, au sport, la richesse du tissu associatif… C’était loin d’être le cas pour tous mes amis dans d’autres villes. Certains avaient beaucoup moins d’opportunités, surtout dans le domaine sportif, et leur environnement familial ou local offrait peu d’activités. En grandissant, j’ai compris que ces différences étaient le fruit de choix politiques. Et cette prise de conscience, je l’ai eue dès l’adolescence.
Vous évoquez souvent votre père comme un modèle de référence dans votre engagement politique. Pourriez-vous nous en dire davantage sur lui et sur son influence sur votre parcours ?
Mes parents étaient tous les deux militants. Mon père avait des responsabilités syndicales à la CGT, et à la maison, les discussions tournaient souvent autour de la défense des droits. Avec mes frères, plus âgés que moi, les débats étaient fréquents, même quand j’étais toute petite. Dès l’âge de six ans, j’étais baignée dans cet environnement : ça m’a nourrie, ça nous a construits.
Chacun a trouvé sa voie : moi, je me suis engagée politiquement, tandis que mes frères ont plutôt pris le chemin de l’engagement associatif. Chez nous, s’impliquer dans la société, c’était une évidence. Être citoyen, c’était s’engager. J’ai toujours été déléguée de classe, déléguée d’établissement au collège… C’était naturel pour moi. Très tôt, j’ai su, peut-être inconsciemment, que je ne serais pas simple spectatrice. Pour faire bouger les lignes, il fallait agir.
Le vote a toujours eu une grande importance dans ma famille. On savait ce que ça représentait, ce que nos aînés avaient dû traverser pour obtenir ce droit. Et cette conscience politique allait de pair avec une vraie égalité dans notre fratrie : nous étions cinq, deux filles et trois garçons, et chez nous, les filles avaient exactement les mêmes droits, les mêmes devoirs. Il n’y avait pas de tâches ‘réservées’, pas de métiers genrés. C’est aussi lié à l’éducation de mon père, qui avait été élevé par des femmes indépendantes, qui travaillaient. Ça a eu un impact sur sa vision de l’égalité et, par ricochet, sur la nôtre. Chez nous, être une femme engagée ou un homme engagé, c’était la même chose.
Quand je suis entrée dans la vie professionnelle, j’ai été surprise de constater que ce n’était pas comme ça partout. J’en avais déjà eu un aperçu chez certaines amies, mais le vivre a été un choc.
Ailleurs, les filles avaient souvent moins de droits, mais plus de devoirs à remplir.
Mon éducation reposait beaucoup sur la responsabilité. Par exemple, lorsque l’on ramenait une note, la question n’était pas : « Quelle note as-tu eue ? », mais : « As-tu fait de ton mieux ? ». J’étais mauvaise en anglais, et si j’avais 11 en faisant de mon mieux, c’était suffisant. En revanche, si j’avais eu 18 sans avoir fourni d’effort alors que je pouvais en faire davantage, on me le faisait remarquer. Cette logique m’a appris à me connaître, à évaluer mes forces et mes faiblesses.
Mes parents ont toujours été un duo complémentaire, avec chacun sa personnalité, mais un engagement et des valeurs communes qui nous ont profondément marqués.
Avez-vous des modèles ou des mentors féminins qui vous ont inspirée tout au long de votre parcours ?
C’est difficile pour moi de dire qu’une seule personne m’a inspirée. D’ailleurs, dans mon livre, je commence en remerciant les “grâce à qui” et les “à cause de” qui ont jalonné ma vie. Même ceux qui ne m’ont pas soutenue, voire découragée, ont eu un rôle. Ils m’ont donné la niaque, cette énergie de convaincre, pas pour leur prouver quelque chose, mais pour affirmer mes convictions. Ils ont été tout aussi importants que les personnes bienveillantes.
Par exemple, Gisèle Halimi et ses combats, m’ont profondément marquée. Je lisais beaucoup, notamment autour de l’histoire de l’art, et j’ai découvert énormément de femmes qui m’ont inspirée par leur liberté, leur engagement, leur créativité. Frida Kahlo, Niki de Saint Phalle, Mick Micheyl… Créer, s’exprimer, résister, défendre des droits comme l’IVG, et exister dans toute leur complexité.
J’ai toujours été fascinée par les parcours multiples à l’image de celui de Melina Mercouri. Ces personnes qui basculent d’un domaine à un autre, qui vivent plusieurs vies en une, je trouve ça puissant. C’est pareil pour Frida Kahlo : elle aurait pu rester une victime après son accident, mais l’hôpital lui a servi de rédemption, elle a transformé sa douleur en création et en engagement.
Même certaines actrices, écrivaines ou artistes ont été pour moi des modèles de liberté. Par l’écriture, la peinture, la gravure… Elles prouvaient qu’on pouvait exister autrement, affirmer sa voix, créer son propre espace. En grandissant, j’ai réalisé qu’on avait souvent présenté les femmes comme ayant commencé à créer au XXe siècle. Mais en réalité, elles sont là depuis bien plus longtemps. Il est temps qu’on leur rende cette place dans l’histoire et dans l’espace public.
Vous vous définissiez comme une personne discrète durant votre enfance, et que vous êtes véritablement « sortie de l’ombre » à travers votre engagement politique. Avez-vous dû transformer certains traits de votre personnalité pour vous adapter aux codes du monde politique ?
Je n’étais pas discrète, mais timide et réservée. Prendre la parole me coûtait, surtout face à des inconnus. Quand on est blonde, aux yeux clairs, la timidité se voit, on rougit. Pourtant, je me suis vite aperçue que dans certaines situations, je n’avais aucun mal à m’exprimer. Si je connaissais bien mon sujet, ou s’il s’agissait d’une injustice, ma timidité disparaissait aussitôt. C’est encore vrai aujourd’hui.
Avec le temps, et surtout avec la fonction, on prend de l’assurance. Quand on connaît ses dossiers, on n’a aucun mal à les défendre. L’indignation face à l’injustice, elle, ne m’a jamais quittée. Même si je ne suis plus intimidée par des gens que je ne connais pas, je fais bien la différence entre ce que je suis et ce que je représente. La fonction impose une posture, mais elle ne doit pas effacer la personne. Et c’est d’autant plus nécessaire quand on a des opposants déterminés.
Quand je suis devenue maire, j’avais deux inconvénients, d’abord j’étais une femme, et peu de femmes occupaient ce poste à l’époque, et puis j’étais jeune, j’avais 42 ans.
Certains hommes plus âgés ont essayé de m’infantiliser : avec la remarque classique “on va t’expliquer comment ça se passe, ma petite”. Parfois, j’ai dû surjouer l’autorité. Il fallait se fâcher plus fort qu’on ne l’était réellement pour se faire entendre. Mais ça n’a pas duré. J’ai du caractère. Si j’avais été un homme, on aurait simplement dit que je sais tenir ma ville, pas que je ne suis « pas commode ». Comme beaucoup d’autres femmes, j’ai subi le sexisme ordinaire, sans propos violents, mais avec cette condescendance constante. Aujourd’hui, à mon âge, on ne m’appelle plus « ma petite », mais à 42 ans, c’était fréquent.
Les timides, sont selon moi soit des clowns, soit des personnes très directes. J’appelle un chat un chat, quelque soit l’interlocuteur. Je pensais que cette franchise allait me desservir, et finalement, elle m’a servie. Je m’exprime de manière très directe, mais toujours dans l’intérêt général. Et avec une vraie connaissance des dossiers, ça apporte de la crédibilité.
Je dis souvent que certains de mes défauts dans ma vie privée sont devenus des qualités dans ma fonction de maire. Comme mon impatience : quand je trouve qu’on perd du temps, j’ai besoin d’aller à l’essentiel. Dans certaines réunions, c’est parfois utile. On sait que si je prends la parole, c’est pour aller droit au but.
Est-ce difficile d’être Maire, et cela l’est-il davantage lorsque l’on est une femme selon vous ?
Être maire, c’est difficile, et je dirais même que c’est de plus en plus compliqué. On est responsable de tout, même des sujets pour lesquels on n’a pas de compétences directes. La société a évolué de manière dure et fracturée. Après le Covid, on aurait pu espérer une société plus solidaire, mais c’est tout le contraire qui s’est produit. Aujourd’hui, il faut réussir à unir la population dans l’intérêt général, à promouvoir la solidarité, la fraternité, face à des injustices sociales qui se font de plus en plus criantes. Le niveau de vie de millions de personnes est difficile, et c’est un défi de taille.
Le contact de proximité est essentiel, mais il n’est pas facile. Les habitants expriment leur colère. Ce mandat est le plus ingrat et le plus inconfortable, mais aussi le plus beau. Cela reste complexe, surtout avec un gouvernement qui impose des restrictions aux communes, ce qui complique encore davantage la tâche. Je pense que dans ce contexte, être une femme ou un homme n’est pas fondamentalement différent.
Mais au début de mon mandat, il y a eu des moments où certains, issus de professions très corporatistes, pensaient pouvoir me traiter de manière condescendante.
Cela ne dure pas longtemps, car se défendre sur une base d’égalité devient essentiel. Aujourd’hui, je trouve que la situation est plus difficile, peu importe le genre, à cause des réseaux sociaux. Avant, les critiques existaient, mais actuellement elles sont amplifiées par internet. De plus, ce qui est dit sur les réseaux est souvent pris pour une vérité. La haine qui y circule est un vrai problème, et ce que je trouve le plus frustrant, c’est qu’on ne peut pas dialoguer avec ces gens, puisqu’ils sont cachés derrière un écran. Je n’ai jamais eu à m’excuser d’être une femme. Dès qu’un comportement inapproprié se manifestait, je répondais. Je pense que j’ai parfois été confrontée à des situations auxquelles un homme n’aurait pas eu à faire face. Mais dans ces moments-là, je réagissais sans hésiter.
Le fait d’avoir été la première femme à occuper ce poste dans ma ville a aussi été un avantage. Je n’ai jamais cherché à me comparer à mon prédécesseur. Dans mon discours d’investiture, je le dis clairement. Cela m’a permis d’éviter une certaine comparaison. Certes, cela a pu être difficile au début, mais j’ai pris ces défis avec humour et ils ont compris qu’ils ne pouvaient pas faire sans moi. Ce qui aurait pu être mal perçu chez un homme, l’a été différemment chez moi. Ce qui semblait compliqué est devenu une force. Et ce que je pensais être un problème ne l’a pas été finalement.
Quels ont été les défis que vous avez dû relever pour faire entendre votre voix, en tant que Femme Maire de Vénissieux ?
Un des combats que beaucoup ont pensé facile pour moi a été celui de Sensual Clean Service, en 2011.
Pour rappel l’entreprise proposait sur internet des services à domicile de jeunes femmes de ménage, en petites tenues, dans plusieurs villes de France, dont Paris, Montpellier et Lille.
J’avais fait une déclaration de presse, et cela a pris une ampleur internationale. Beaucoup ont vu ça comme un combat féministe et ont supposé que ce serait facile, mais pour moi, c’était très difficile. On a rapidement commencé à m’attaquer sur mon physique et sur ma condition de femme. Mon apparence devenait plus importante que l’enjeu du combat. Je m’attaquais à une société capitaliste où il fallait correspondre aux codes de beauté féminins, et c’est là que les attaques ont pris un tournant personnel. J’ai même reçu des menaces à cause de ma prise de position.
Ce combat a pourtant été gagné, mais ce moment m’a vraiment fait prendre conscience que lorsqu’on lance un combat féministe, on est immédiatement renvoyé à notre statut de femme, à ce que l’on est en tant qu’individu, et non à l’idée politique que l’on défend. Cela a été très différent à propos de mon engagement pour la réalisation de la stèle commémorant les 50 ans du massacre de la nuit du 17 octobre 1961, par exemple. Dans ce cas il s’agissait d’une pure question politique. C’est frustrant, car quand on attaque sur des aspects personnels comme cela, c’est souvent parce qu’on n’a ni les mots, ni les arguments pour répondre à l’enjeu politique. C’est une forme de débat assez primaire.
Avez-vous déjà été confrontée à des critiques et des attaques liées à votre genre ? Et dans ce cas comment avez-vous appris à y faire face ?
Comme vous l’avez vu, j’ai été confrontée à des attaques liées à mon genre. Je ne pense pas qu’on puisse vraiment apprendre à y faire face. Oui j’ai été blessée, mais au final, je sais qui je suis, et ce que je vaut. Faire face à la méchanceté ? Il faut juste la laisser couler. Quand on n’a pas d’autres arguments que des insultes, il est facile de s’attaquer à la personne.
J’ai été élevée dans un environnement où le débat d’idées était essentiel, même quand on n’était pas d’accord. Ce qui comptait, c’était l’idée, et le respect de l’échange. Aujourd’hui, je trouve qu’il y a de moins en moins de débats d’idées. On passe trop vite à la menace, ce qui rend impossible une véritable discussion.
Ma force, c’est d’être bien entourée, d’avoir des gens autour de moi qui savent qui je suis et ce que je représente.
Avez-vous observé une réelle évolution dans la réduction des inégalités entre les femmes et les hommes au cours de votre parcours politique et personnel ?
Il y a eu des avancées, c’est incontestable. Mais j’ai le sentiment qu’il faut sans cesse continuer à se battre et que chaque génération devra le faire. Le sexisme et la misogynie persistent, et chaque femme, chaque jeune fille l’apprend très vite. Face à ce sexisme ordinaire, nous avons mille façons de répondre, de résister.
Mais les inégalités restent profondes. Les violences faites aux femmes continuent, même si l’on observe aussi des évolutions. Il y a quelques années encore, la parole des victimes était tue, ignorée. Aujourd’hui, elle se libère davantage parce qu’enfin, on commence à écouter. Cela ne signifie pas que tout est réglé, mais on ne peut nier que les choses avancent. Les agresseurs commencent à être davantage inquiétés par la justice, même si cela reste encore trop souvent insuffisant.
Il faut rester vigilant, car les droits ne sont jamais acquis pour toujours. Chaque fois qu’on affaiblit les services publics, ce sont les femmes qui en subissent les premières les conséquences.
Qui s’occupe des malades, des personnes âgées, des enfants ? Ce sont encore trop souvent les mères, les femmes, les sœurs, les filles que nous sommes. C’est aussi pour cela que de nombreux métiers restent très genrés et mal rémunérés. Quand ce sont les femmes qui occupent ces postes, on parle de ‘vocation’. Il est donc crucial de se battre pour revaloriser ces professions et ouvrir les recrutements aux hommes, car c’est aussi ainsi que l’on changera les choses. Certaines entreprises commencent à en prendre conscience.
Et dans les zones de guerre, la situation est encore plus violente. Les femmes y vivent les mêmes horreurs que les hommes, mais en plus, elles sont rendues invisibles. Elles deviennent la rançon, l’arme symbolique de l’humiliation. Les viols sont utilisés pour souiller l’ennemi, détruire sa descendance, sa communauté. Ce n’est pas nouveau, et malheureusement, ça continue.
Il suffirait de peu, par exemple concernant le droit à l’IVG, pour que des acquis soient remis en question. Les discours populistes, notamment de l’extrême droite, trouvent un écho dans la société. Il ne faudrait pas grand-chose pour que les droits des femmes reculent brutalement. D’où l’importance de ne jamais relâcher notre vigilance.
Avez-vous des passions en dehors de votre engagement politique qui vous tiennent à cœur ? Et dans ce cas, comment parvenez-vous à les concilier avec les exigences de votre mandat de Maire ?
Je ne crois pas vraiment parvenir à concilier pleinement vie privée et vie publique, vu le nombre d’heures que je consacre au travail. Je lis beaucoup, j’essaie de dessiner, c’est mon échappatoire, une manière de souffler. Mais je ne suis pas certaine d’avoir trouvé un véritable équilibre. Je me dis souvent : « Je verrai plus tard. »
Je suis très curieuse, j’ai envie d’essayer plein de choses, de découvrir, de créer… Alors je m’efforce de maintenir quelques petites activités malgré tout. Le dessin, la fabrication de choses manuelles… Beaucoup moins qu’à l’époque où j’étais salariée, mais j’y tiens. Il y a des domaines que j’ai dû mettre de côté, comme le cinéma, que j’aime énormément.
Je ne parlerais pas de sacrifices, je préfère dire que je priorise. On ne peut pas tout faire, alors il faut faire des choix.
16 % des Maires de villes de plus de 30 000 habitants sont des femmes. Vous faites donc figure d’exception. Avez-vous conscience de l’impact que peut avoir votre parcours, en tant que modèle et source d’inspiration pour de nombreuses femmes et jeunes filles ?
En 2009, quand je suis devenue maire de Vénissieux, seules 10 % des communes étaient dirigées par des femmes. Et parmi les villes de plus de 30 000 habitants, nous n’étions qu’une trentaine de femmes, peut-être une soixantaine tout au plus, à occuper ce poste. C’est lors d’un débat sur la place des femmes en politique que j’ai entendu ce chiffre pour la première fois. J’ai été sidérée. Je ne m’en rendais pas compte.
Je ne suis pas consciente de représenter une figure inspirante, et je ne me suis d’ailleurs jamais posé la question. Ce n’est que plus tard, quand j’ai commencé à entendre des gens dire : « On est content d’avoir une femme maire », que j’ai pris conscience de ce que cela pouvait représenter.
Mais au début de mon mandat, les réactions étaient très différentes. Quand mes opposants s’attaquaient à mon prédécesseur, c’était sur le fond, sur la politique. Avec moi, c’était tout de suite des attaques sur ma compétence, des jugements du type « vous êtes ignorante », « vous ne savez pas de quoi vous parlez ». Le fait d’être une femme changeait complètement la nature des critiques. Et je ne suis pas la seule à l’avoir vécu. Beaucoup de femmes élues témoignent du même traitement.
À l’époque, j’entendais surtout les voix les plus dures, les plus mécontentes. Très peu celles de jeunes femmes qui pouvaient se sentir encouragées par mon engagement. Mais quand je repense à certains épisodes, comme l’affaire Sensual Clean Service, je comprends que pouvoir répondre, se défendre, refuser l’humiliation, c’est aussi agir pour les autres femmes. J’ai pu réagir, faire fermer cette entreprise, parce que j’avais les moyens et la position pour le faire. Et c’est ce qui me pousse à continuer.
Quand je vois des femmes insultées ou dénigrées sur les réseaux sociaux, je me dis : moi, je peux me défendre. Mais combien ne le peuvent pas ?
Ce qui est frappant aussi, c’est la différence de perception. Un homme Maire qui dérape, on dira de lui qu’il ne s’est pas rendu compte. Pour une femme Maire, on est tout de suite plus virulent avec elle.
Quel message aimeriez-vous adresser aux femmes vénissianes qui hésitent encore à s’engager en politique, dans un projet ou dans la réalisation de leurs rêves ?
La société nous impose encore énormément d’entraves, de normes sur ce que nous devrions être, comment nous devrions nous comporter, nous exprimer. Alors j’ai envie de dire aux femmes, et surtout aux jeunes filles : rien ne vous est interdit. Si vous avez envie de faire un métier, lancez-vous. Ce ne sera peut-être pas toujours facile, mais vous trouverez toujours des soutiens, des personnes prêtes à vous accompagner, et il existe des féministes, femmes et hommes, qui se battent pour plus d’égalité.
Je ne pense pas que mon père se serait défini comme féministe, mais il a toujours été profondément respectueux, attentif à l’égalité. Et je crois que plus les hommes seront nombreux à s’engager sincèrement dans ce combat, plus cela fera avancer les choses.
Les femmes doivent aussi s’autoriser à rêver, à sortir des cadres, à s’émanciper des injonctions sociales dans un monde qui reste extrêmement exigeant à leur égard. Je conseille à toutes de lire Le coût de la virilité : ce livre est une révélation. Il montre à quel point la construction sociale de la virilité a un coût, non seulement pour les femmes, mais aussi pour les hommes, et pour la société toute entière. Dans une société réellement égalitaire, ces comportements virilistes n’auraient pas leur place.
Les femmes sont déjà engagées, elles n’ont pas besoin qu’on leur dise de le devenir. Mais souvent, elles s’engagent là où on les attend : dans la solidarité, l’éducation, le soin. C’est important, mais il faut aussi qu’elles s’autorisent à aller là où on ne les attend pas, dans des domaines comme le sport, la politique, ou les fonctions de pouvoir. On va souvent là où la société nous permet d’aller, alors il est essentiel d’ouvrir toutes les portes des possibles.
Quels changements concrets souhaiteriez-vous voir à l’échelle nationale, vers une meilleure prise en considération des inégalités entre les femmes et les hommes dans les dix prochaines années ?
Si je devais imaginer un changement concret dans les dix prochaines années, ce serait la fin des inégalités salariales. Si, d’ici là, nous parvenions à rééquilibrer les rémunérations entre les sexes, ce serait déjà un énorme progrès. Et même si cela peut paraître utopique, j’aimerais aussi voir l’éradication des violences faites aux femmes. Ces violences, souvent commises dans le cadre familial ou conjugal, laissent des séquelles profondes, non seulement pour les femmes, mais aussi pour les enfants qui en sont témoins, et ces blessures se répercutent sur plusieurs générations. Combattre ce fléau est un défi immense, et nous voyons chaque jour des situations dramatiques qui rendent cette lutte encore plus urgente.
Et au sein de Vénissieux, quelle est votre vision stratégique pour garantir l’égalité femmes-hommes ?
Il est crucial d’investir dans tous les combats : lutter contre les violences, les stéréotypes, les inégalités salariales, casser les codes et les préjugés. Nous héritons tous, consciemment ou non, de ces préjugés, car nous avons grandi dans des sociétés inégalitaires. La stratégie pour y remédier est donc complexe, mais elle doit s’attaquer à tous les fronts, à la fois au niveau local et global, en visant le respect et en combattant toutes les formes d’inégalités. J’aimerais un monde où les inégalités sociales n’existent plus. Aujourd’hui, dans les catégories de travailleurs pauvres, les femmes sont surreprésentées, et elles vivent encore plus durement dans la rue.
Dans ma démarche, je m’attache aussi à une symbolique forte : sur les 33 % de rues et bâtis, seulement 6 % portent des noms de femmes. Pourtant, ces femmes ont toujours été présentes, ont créé, ont fait du sport, mais elles ont été invisibilisées. Par exemple, une femme, Hélène Elek, avait souligné que le « prix du sang » payé par les femmes n’avait jamais été égalitaire. Dans les années 70, il y avait bien moins de noms de femmes dans l’espace public que d’hommes. Cela m’a profondément marquée. L’espace public, les noms de rues, permettent de montrer la présence des femmes dans l’histoire, de leur rendre leur visibilité.
Si des petites filles voient des noms de femmes influentes, cela leur donne un modèle et les incite à chercher à comprendre leurs combats, leur histoire. C’est une manière de rendre hommage à celles qui ont été invisibilisées, de rétablir leur place tout au long de l’histoire.
Je prends l’exemple de l’Affiche rouge, où seuls les hommes fusillés, comme les Manouchians, sont évoqués. Olga Bancic, résistante à part entière, a été oubliée. Ces femmes résistantes ont été arrêtées au même moment, exécutées aux côtés des hommes, mais elles n’ont jamais été perçues comme des combattantes. Elles ne sont même pas mortes de la même manière que les hommes. Elles sont mortes seules. Cette invisibilisation des femmes se retrouve dans de nombreux domaines.