Journée nationale à la mémoire des victimes de la déportation

Les camps sont une rupture de civilisation, comme s’il y avait un avant mais pas d’après possible.

Michèle PICARD, Maire de Vénissieux, Vice-présidente de la Métropole de Lyon, a participé à la commémoration de la Journée nationale à la mémoire des victimes de la déportation. Un moment important pour se souvenir, perpétuer la mémoire de ces vies brisées et conserver une vigilance constante pour que jamais ces horreurs ne se reproduisent.

« Il est neuf heures du matin, nous sommes arrivés… Une démence sadique trônait en majesté au Pays d’Auschwitz, dans cet État fantôme à l’odeur excrémentielle et à la gare frontalière duquel, devant la maison du secrétaire, nous nous tenions ».

Le livre auquel appartient cet extrait s’appelle « Le crématorium froid, au pays d’Auschwitz ». Publié en Serbie en 1950, c’est seulement en 2023 qu’il sort d’un oubli inexplicable. Traduit dans une dizaine de langues, le retentissement est mondial, il est enfin édité en France en 2024. Son auteur est Jozsef Debreczeni, journaliste, poète, romancier et traducteur hongrois, déporté aux côtés des 440 000 juifs de Hongrie entre le 15 mai et le 9 juillet 1944 après l’invasion du pays par l’Allemagne nazie.

Eichmann supervise l’opération, 147 convois lui sont nécessaires pour réaliser cette déportation de masse sans précédent dans l’horreur.

Rendons-nous compte : en moins de deux mois, 440 000 personnes sont envoyées à une mort annoncée. 80 % d’entre eux seront tués dans les chambres à gaz dès l’arrivée à Auschwitz.

Ce qui fait donc dire à Jozsef Debreczni à l’entrée du camp de la mort : 

« L’espérance de vie est de 45 minutes. C’est le temps qu’il faut aux déportés envoyés dans la file de gauche pour se déshabiller et être emmenés dans les chambres à gaz ».

L’écrivain, lui, est dans la file de droite. Il poursuivra son calvaire dans ce « pays d’Auschwitz » comme il le dénomme jusqu’au camp de Dörnhau, un camp hôpital qui se révélera être un crématorium froid, un mouroir qui ne dit pas son nom où les nazis envoyaient les prisonniers à bout de forces.

« Le crématorium froid », livre qu’on découvre en France 70 ans après sa rédaction, rejoint la lignée des œuvres de Primo Levi, Charlotte Delbo, Robert Antelme et Jorge Semprun. Ces récits et témoignages, qui font partie de la littérature de la Shoah, vont plus loin que la simple révélation des conditions de vie inhumaines des détenus, ils entrent dans les mécanismes des systèmes concentrationnaires, ils entrent dans le cerveau malade du nazisme, « forcené de la folie raciale » comme le qualifie Jozsef Debreczni.

Le premier objectif de l’extermination de masse est de déshumaniser la mort, de la banaliser dans sa répétition, mais aussi dans son industrialisation, comme on répète un geste mécanique à la chaîne, et de faire perdre à l’individu toute identité dans une volonté délibérée d’humiliation et de soumission totale.

Lucide, Jozsef Debreczni décrit aussi le plan morbide de destruction génocidaire dans les camps de la mort du IIIème Reich. J’ouvre les guillemets :

« Dans sa barbarie, la méthode est d’une simplicité incroyable : dépouiller ainsi des millions d’êtres de leur individualité, de leur nom, de leur humanité.

A des centaines de kilomètres de chez moi, comment pourrai-je jamais prouver que je portais tel nom et pas un autre ? Comment pourrai-je prouver que je suis bien moi ? »

Et l’écrivain poursuit sa réflexion, froide, implacable :

« 33 031. C’est le numéro que je reçois. Après quoi, moi, je ne suis plus moi, mais 33 031. Un numéro bien plutôt qu’un détenu condamné à perpétuité et dont le nom et les biens seraient conservés par l’administration pénitentiaire.Je n’ai jamais aimé les chiffres. Je n’ai jamais cru à leur sortilège. Mon aune était plutôt le mot.

Ma mémoire des chiffres était si faible que j’oubliais systématiquement jusqu’au numéro de mon propre poste téléphonique.

Et pourtant à présent, en l’espace d’un instant, se grave en moi pour jamais cette unique marque distinctive de ma vie à venir.

Les données circonstanciées du registre d’état civil, le nom et le prénom, les surnoms dont m’affublaient jadis ma mère et ma douce, sombrent dans le néant. Dorénavant, je m’appelle «33031».

C’est cela, et rien d’autre, qui me distingue de 74 516 ou de 125 993. »

Dans Auschwitz, ce camp d’extermination effroyable, plus d’un million de personnes, dont 900 000 le jour de leur arrivée, vont y trouver la mort.

90% des victimes seront des juifs, mais aussi les tziganes, les Polonais, les opposants politiques, les communistes, les témoins de Jéhovah, les homosexuels, les criminels allemands. Ils vont mourir de faim, de froid, de maladie, ils vont mourir par sélection, tri, dans les chambres à gaz et les fours crématoires.

Ils vont donc mourir au bout de leurs forces, au bout de l’esclavagisme et du travail forcé. L’Holocauste, c’est 6 millions de victimes dont près de 3 millions dans les chambres à gaz. C’est la société du pire, de l’ignoble et de l’innommable, que les détenus et les rares rescapés vont endurer.

Au froid s’ajoutent les violences du travail forcé : les gardiens, indifférents, cyniques, font preuve d’une cruauté que l’on peine à imaginer. Ils frappent quand les cadences faiblissent, quand les corps sont exténués. Affamés, les prisonniers se battent pour un morceau de pain dans le dénuement le plus total. Il n’y a plus de règles, plus d’hygiène, les maladies sévissent, emportent les plus faibles.

Le cynisme absolu du nazisme spécule sur la vie collective au sein des camps, régie par les instincts de survie.

La débrouillardise, la collaboration avec les gardes, les privilèges pour s’alimenter donnent naissance à une société de castes, détruisent les solidarités entre détenus, et propulsent en haut de la hiérarchie les plus lâches et les plus corrompus.

Dans ce chaos permanent, sous les traits duquel le livre de Jozsef Debreczeni prend la forme d’un traité sociologique, l’auteur rappelle le contexte concentrationnaire, j’ouvre les guillemets :

« Chacun était une puissance réelle, chacun le maître sans limites de plus ou moins d’hommes qu’il pouvait assassiner sans conséquences, dont il pouvait piétiner les tripes, crever les yeux, tailler le dos nu en lanières. »

La liste des camps s’étire jusqu’à l’insoutenable. A Treblinka : 800 000 morts. Belzec : 435 000. Sobibor : plus de 150 000…

La France aussi a compté un camp sur son territoire, le camp de Struthof à Natzweiler, dans l’Alsace alors occupée par l’Allemagne nazie.

De 1941 à 1945, environ 17 000 déportés y meurent : jeunes réfractaires à la Wehrmacht, maquisards, travailleurs forcés polonais et soviétiques, juifs, tsiganes, homosexuels, détenus de droit commun, Témoins de Jéhovah et de très nombreux résistants.

En avril 1943, une chambre à gaz est aménagée où 86 Juifs sont assassinés en août pour… la collection personnelle de squelettes juifs du professeur Hirt.

Et puis il y a Ravensbrück, le camp réservé aux femmes.

Elles feront face à un mépris sadique et l’objet d’une violence inouïe. Au moins 132 000 femmes et enfants y seront déportés, dont 90 000 exterminés.

L’humiliation commence par ailleurs par le triangle de couleur que les détenues doivent arborer : rouge pour les prisonnières politiques, jaune pour les Juives, vert pour les criminelles de droit commun, violet pour les Témoins de Jéhovah, noir pour les « marginales » (prostituées, mendiantes, délinquantes, lesbiennes, tsiganes).

L’entrée dans le camp passe par un rituel dégradant : le bain. Sous l’œil des officiers, elles doivent se déshabiller, écarter les jambes, leur pubis est rasé. Les injures pleuvent : truies juives, vermine slave. Les femmes communistes étaient affectées aux tâches les plus dures, tandis que les Polonaises faisaient l’objet de sévices cruels.

Certaines condamnées et résistantes n’étaient pas exécutées mais décapitées. Comme Olga Bancic des FTP MOI, dont notre prochaine Maison des Mémoires portera le nom.

Après l’attentat qui provoquera la mort d’Heydrich et le massacre des habitants de Lidice, la répression s’abat de plus belle dans le camp de Ravensbrück.

Des expérimentations médicales montrent à quel point le 3ème Reich a donc franchi toutes les barrières de l’atrocité.

Zofia Kawinska, rescapée, témoigne : «Ils ont mis dans ma jambe des bactéries, du verre et des bouts de bois, et ils ont attendu ».

Des bactéries de gangrène gazeuse sont injectés, les femmes cobayes voient leur jambe droite détruite, puis l’infection se répandre à la moitié de leur corps.

D’autres sont utilisées comme prostituées dans le cadre d’expériences inimaginables. On ampute des os, prélève des muscles, réalise des greffes sans anesthésie, et les médecins allemands observent, prennent des notes, attendent.

Comment, oui, comment des hommes, comme vous et moi, ont-ils pu faire ça ?

Il y a 80 ans, les camps étaient libérés. Le monde, dans la liesse de la victoire sur le fascisme et le nazisme, ne se rend pas encore compte de ce qui vient de se passer à Auschwitz, Dachau ou ailleurs.

En 1945, Nuremberg sera le procès du IIIème Reich, mais il faudra attendre 1961 pour assister au procès de la Shoah avec la comparution et la condamnation à mort d’Eichmann à Jérusalem.

Jamais un régime comme le nazisme n’avait fait preuve d’autant de sauvagerie, de barbarie, d’inhumanité.

Les camps sont une rupture de civilisation, comme s’il y avait un avant mais pas d’après possible.

Aujourd’hui, en 2025, sommes-nous prémunis, sommes-nous sûrs que cela ne se reproduira plus ? Non, malheureusement. Des signaux sont alarmants. L’état de droit, pilier fondamental des démocraties, fait l’objet d’attaques virulentes et inadmissibles.

Une rhétorique impériale et la loi du plus fort se substituent au droit international.

Les discours de l’extrême droite, xénophobes, racistes, trouvent un écho retentissant dans l’opinion publique. Des périls montent, à peine masqués, et le monde avance vers le précipice.

Alors souvenons-nous de l’effroi ressenti par les hommes, femmes, enfants sous le porche d’Auschwitz, bientôt engloutis par l’abject du nazisme.

Souvenons-nous des Vénissians qui ont vécu ce cauchemar, et je pense à ce grand passeur de mémoire qu’était Charles Jeannin.

Jozsef Debreczeni, lui aussi, y fut et c’est avec ces mots glaçants qu’il nous rappelle la nature du totalitarisme :

« Une chose est claire déjà : nous ne reverrons pas nos bagages restés devant les wagons. Ça, c’est le style nazi : pourquoi enlever leurs biens aux gens quand on peut tout simplement enlever les gens à leurs biens. »

Alors, battons-nous pour la paix, pour nos libertés, pour la justice sociale, le cours de l’histoire est tout sauf une fatalité et nos libertés n’ont pas de prix.

Je vous remercie.

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