Journée nationale à la mémoire des victimes de la déportation

Nous venons de marquer le 30ème anniversaire de la mort de Primo Levi. Suicide ou chute accidentelle, les raisons de sa disparition, ce 11 avril 1987, restent inéclaircies, mais elles témoignent aussi, de l’impossibilité de se détacher du traumatisme vécu, dans les camps de concentration et d’extermination, celui d’Auschwitz, pour le chimiste et écrivain italien.

Il ne sera pas le seul dans ce cas : Jorge Semprun, dans L’écriture ou la vie ne parvient pas plus, à exorciser la mort par l’écriture. L’ombre du génocide, de l’humiliation, de la déchéance physique, de l’extermination, restera présente, palpable, toujours prête à recouvrir le présent, parmi les survivants des camps. 10 ans, 20 ans, 30 ans après, l’odeur des chairs calcinées va continuer d’imprégner la mémoire, des témoins de l’impensable.

L’univers concentrationnaire, les souffrances physiques, psychologiques, l’absence de destin, si ce n’est la mort annoncée, le temps n’effacera rien, ou si peu. Pour Primo Levi, témoignage et survie étaient inextricablement liés.

Ses deux livres phares, Si c’est un homme et La trêve, l’un à l’intérieur du camp, l’autre consacré à la libération, et au retour en Italie, forment deux empreintes indélébiles, deux mémoires pour le siècle à venir, et pour être sûr que personne n’oubliera, crainte que Primo Levi a nourrie, tout au long de sa vie.

L’oubli, la nuit noire, ne peuvent tomber sur l’horreur absolue, que le 3ème Reich a laissé derrière lui. Il ne s’agit pas simplement d’un champ de ruines, après la bataille passée, il s’agit d’un champ du néant, de la négation de l’homme, du corps humain, de la civilisation humaine, une rupture irréparable, dans le cours de l’histoire.

Il y a un avant l’holocauste, et un après holocauste. On ne respire plus de la même façon, on ne rit plus de la même façon, et comme Primo Levi ou Jorge Semprun nous l’ont fait comprendre : on n’écrit plus de la même façon. L’Holocauste, c’est 6 millions de victimes, dont près de 3 millions dans les chambres à gaz. Auschwitz : 1 million. Treblinka : 800 000. Belzec : 434 508. Sobibor : plus de 150 000 Juifs, tziganes, opposants politiques, résistants, homosexuels, handicapés, asociaux, il faut tuer, en masse, il faut effacer du sol aryen, ce qui résiste, ce qui conteste, ce qui est différent.

En quoi la Shoah est-elle l’expression ignoble, abjecte et insondable, de la société raciale, que le nationalisme et l’extrême droite d’Hitler, ont voulu imposer au Vieux Continent ?

Car pour la première fois, la mort est devenue industrielle, car l’extermination et le génocide sont planifiés, pensés, pesés et soupesés, à l’aune de leur viabilité économique, géopolitique, et socio-ethnique. Le cauchemar nazi est là, dans cette administration réfléchie d’un génocide à venir.

Le 20 janvier 42, présidée par Reinhard Heydrich, la conférence de Wannsee entérine la solution finale de la question juive, voulue par Hitler, et mise en œuvre par Himmler, Göring, Heydrich et Eichmann. C’est un point d’orgue, mais comme dans toute rupture historique, des mouvements de fond en annoncent l’avènement.

Dans un livre historique passionnant, « La promesse de l’Est, Espérance Nazie et génocide 1939-1943 », Christian Ingrao, chercheur au CNRS, et spécialiste français du nazisme, en dévoile les mécanismes. C’est dans les campagnes de l’Est, d’une sauvagerie immonde, menées par les Einsatzgruppen, que le rêve de la grande Allemagne, et du Reich millénaire, va se projeter.

Dès 39, le régime nazi génère de nombreuses institutions, qui vont lui permettre de mettre en place, sa politique raciale : commissariat du reich, pour le renforcement du peuple, office central d’immigration, institution financière, chargée de la gestion des biens confisqués. Des objectifs précis sont chiffrés : 560 000 juifs et 3,4 millions de polonais expulsés, permettront la redistribution, et l’augmentation du nombre d’allemands, de 1 à 4,5 millions, dans les territoires conquis.

Nous sommes en 40, et déjà la question se pose aux autorités du 3ème reich : que faire de tous les expulsés ? La création d’une réserve juive, et la mise en ghetto, ceinturé et clos, sont étudiées.

Apparaît ensuite le plan Madagascar, qui prévoyait de déporter l’ensemble des communautés juives d’Europe, sur la grande île de l’océan Indien, proposition qu’Eichmann soumet à Heydrich, comme « La solution insulaire de la question juive ». Ce plan de déportation, sur une île incapable de recevoir 4 millions de personnes, induit la notion du « laisser mourir », par surpopulation, famine ou maladie. Avec la campagne dans les pays de l’Est, et la sanglante opération Barbarossa (dénommée la shoah par balles), on passe du « laisser mourir » au « faire mourir ».

Beaucoup d’historiens s’accordent à penser, que la décision d’Hitler, d’exterminer tous les juifs d’Europe, remonte à cette époque, décembre 41. Peu de temps après, la conférence de Wannsee, finalise les procédures d’extermination des juifs : travail forcé, fusillades en URSS, déportations dans des installations fixes de gazage, enfin, déportations homicides à Auschwitz, pour la plus grande partie des juifs en provenance d’Europe occidentale occupée.

Les bases du génocide sont jetées : en mai 1942, 80% des personnes visées, dans le cadre du génocide, sont encore en vie. Un an plus tard, la proportion s’est inversée ! La pratique génocide, qui nourrissait l’esprit du 3ème Reich, devenait dès lors, la condition de la réussite de la germanisation, voulue par la folie nazie. Déplacement des populations, élimination des élites, et déportation de la main d’œuvre qualifiée, extermination des juifs, politique de natalité et de fécondité des minorités allemandes, rien n’a été laissé au hasard, dans l’avènement de la grande Allemagne d’Hitler.

On ne peut pas parler des camps d’extermination, sans faire résonner en nous, les voix de ceux et celles, qui ont vécu sous le joug de la mort, de la maladie et de l’humiliation. Ce sont aux femmes à qui je pense aujourd’hui, et à ce camp de Ravensbrück, qui leur était « réservé », entre guillemets. Au moins 132 000 femmes et enfants y seront déportés, dont 90 000 exterminés. Le recueil de témoignages collectés dans le livre de Sarah Helm, Si c’est une femme, ouvre les portes de cette horreur quotidienne.

L’humiliation commence par le triangle de couleur, que les détenues doivent arborer : rouge pour les prisonnières politiques, jaune pour les Juives, vert pour les criminelles de droit commun, violet pour les Témoins de Jéhovah, noir pour les « asociales » (prostituées, mendiantes, délinquantes, lesbiennes, tsiganes).

L’entrée dans le camp passe par un rituel dégradant : le bain. Sous l’œil des officiers, elles doivent se déshabiller, écarter les jambes, leur pubis est rasé. Toute femme enceinte était conduite à l’hôpital voisin, le bébé proposé à l’adoption, la mère reconduite au camp.

Le lit devait être fait à la Prussienne, le travail quotidien, dans une carrière de sable, s’effectuait sous l’œil des maîtres-chiens. Quand les livres n’étaits pas brûlés, ils servaient de papier-toilette. Les femmes communistes sont affectées aux tâches les plus dures, tandis que les Polonaises font l’objet de sévices cruels. Les injures pleuvent : truies juives, vermine slave. Lors de ses fréquentes visites à Ravensbrück, Himmler les qualifiait de « bouches inutiles », « des vies qui ne méritent pas de vivre ». Susi Benesch, communiste autrichienne finit ses jours ainsi : « Benesch était si faible, qu’elle ne pouvait plus porter les pierres, et s’est effondrée.

La brigadière allemande l’a empoignée, a replacé une pierre sur son épaule, et elle s’est écroulée pour la dernière fois. Alors, Rabenstein a soulevé la pierre, et l’a laissée tomber sur sa tête. Benesch est morte sur le coup, et on a vu le sang ruisseler de sa bouche ».

Au fil des conquêtes allemandes, les blocks du camp deviennent surchargés, les maladies se répandent, comme le typhus, des femmes meurent tous les jours, se suicident. D’autres sont déclarées malades, et envoyées dans des hôpitaux ou sanatoriums, près de Ravensbrück, où les premières séances de gazage ont lieu. La rumeur et la peur de la solution finale se répandent, mais il faut garder silence.

Après l’attentat qui provoquera la mort d’Heydrich, et le massacre des habitants de Lidice, la répression s’abat de plus belle, dans le camp de Ravensbrück. Des mères de famille sont battues à mort, et des expérimentations médicales montrent à quel point, le 3ème Reich a franchi toutes les barrières de l’atrocité. Zofia Kawinska, rescapée, témoigne : «Ils ont mis dans ma jambe des bactéries, du verre et des bouts de bois, et ils ont attendu ». Des agents de gangrène gazeuse sont injectés, les pauvres femmes cobayes voient leur jambe droite détruite, puis l’infection se répandre à la moitié de leur corps. D’autres sont utilisées comme prostituées, dans le cadre d’expériences inimaginables.

On ampute des os, prélève des muscles, réalise des greffes sans anesthésie, et les médecins allemands observent, prennent des notes, attendent. J’arrête ici ces descriptions, certaines insoutenables d’horreur et de barbarie, mais voilà, ces mots terribles décrivent une réalité, que personne ne voudrait entendre, mais que des milliers de femmes ont vécue, à Ravensbrück. Jour après Jour.

Je finirai cette commémoration par les témoignages de rescapées, anonymes, dont l’esprit de résistance, leur a peut-être permis de sortir vivantes de cette nuit noire. Ces messages sont forts, car ils puisent une espérance au cœur d’un enfer.

Une femme se souvient, j’ouvre les guillemets : « Vous pouvez refuser ce qui se passe. Ou suivre le mouvement. J’étais dans le camp du refus. » Certaines évoquent leur détachement : « Tout le temps passé au camp, c’est comme si j’avais eu une double personnalité. Mon vrai moi semblait observer, ce qui arrivait à mon moi physique. ». « On ne croyait plus à la bonté de la nature humaine », assure cette femme. « J’ai dû réapprendre. Et je l’ai fait. Mais ça a pris du temps. »

En cette année du 30ème anniversaire de sa disparition, c’est bien sûr à Primo Levi, que je laisse le mot de conclusion, animé d’un espoir qui force le respect : « Je suis, de naissance, assez optimiste. Et c’est en partie délibéré. Etre pessimiste, au fond, cela revient à baisser les bras, et à dire : que ce monde aille à sa perte. Comme le risque de cette perte est réel, il n’y a qu’une solution : se retrousser les manches ».

Je vous remercie.

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