Commémoration du 17 octobre 1961

Dimanche 17 octobre 2021 – Vénissieux se souvient …60è anniversaire de la journée du 17 octobre 1961 à la mémoire des nombreux Algériens tués lors des manifestations pacifiques. Il y a dix ans, notre ville installait une stèle en mémoire des victimes de la nuit atroce du 17 octobre 1961. Cette stèle pour nous, c’est une présence physique et durable pour nous souvenir au quotidien des atrocités commises et pour avancer, au quotidien aussi, vers l’apaisement et la réconciliation entre la France et l’Algérie.

Il y a dix ans, la ville de Vénissieux installait cette stèle en mémoire des victimes de la nuit atroce du 17 octobre 1961. Car l’histoire des peuples n’est pas à géométrie variable. Chacune a des hauts et des bas, et il faut éclairer les deux de la même façon.

Cette stèle pour nous, c’est une présence physique et durable pour nous souvenir au quotidien des atrocités commises et pour avancer, au quotidien aussi, vers l’apaisement et la réconciliation entre la France et l’Algérie.

Décembre 1960, les Algériens investissent la ville, à Alger, à Oran, l’armée tire, les Européens aussi, et les victimes algériennes se comptent par dizaines.

Ce soulèvement spontané de la population urbaine, moins instrumentalisé qu’on l’a cru par les parties indépendantistes, d’après les travaux des historiens, montre l’exaspération et le degré de fatigue après un conflit d’une brutalité sans nom.

Ce soulèvement exprime aussi une défiance manifeste, et un ras-le-bol total face à des manœuvres politiques, et des promesses qui ne sont pas tenues. Ce premier tournant scelle une victoire pour le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne. Ce qui s’effondre, c’est le discours entretenu par l’armée française selon lequel, les populations algériennes resteraient fidèles à l’Algérie Française. Cette manipulation à des fins politiques prend fin.

Ce 11 décembre 1960, le FLN regagne le terrain politique de l’indépendance qu’il avait perdu par les armes. Et les manifestations des Algériens dans les grandes villes du pays, résonnent à l’échelle planétaire. Un premier vote à l’ONU reconnaît le droit de l’Algérie à l’indépendance. Le conflit passe ainsi du rural à l’urbain, sa résonance, du local à l’international.

A l’automne 61, le Général De Gaulle veut reprendre la main et être en position de force, après un été sanglant. Les négociations entre le gouvernement français et le gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), émanation du FLN, en vue de la prochaine indépendance algérienne, fracturent chaque camp. Les attentats et massacres se succèdent. 

C’est dans ce contexte de tensions exacerbées que s’inscrit la manifestation pacifique des Algériens, organisée par la fédération de France du FLN. Après la campagne d’attentats contre des commissariats, il est demandé à Maurice Papon, préfet de police, des mesures fermes. Toute manifestation algérienne à Paris est interdite. Il décide par ailleurs d’imposer un couvre-feu qui s’applique aux Nord-Africains, à savoir les Algériens. Mesure attentatoire à la liberté de se déplacer, totalement discriminatoire, le FLN appelle à une manifestation le 17 octobre 1961 dans les rues de Paris.

C’est dans ce contexte de négociations pour la sortie du conflit, de divisions internes dans chaque parti, de violence et de tensions, que la Fédération de France du FLN se lance dans la préparation de cette marche pacifique. Venus des bidonvilles de Nanterre et Gennevilliers, ouvriers pour la plupart, les hommes et les femmes se rassemblent sur les Grands Boulevards, au Quartier Latin, Boulevard Saint-Germain. Aucun manifestant n’est armé, et les organisateurs demandent même à chacun d’entre eux de marcher sur les trottoirs pour ne pas gêner la circulation. Combien sont-ils ? 20 000, 30 000. Brutalement tout dégénère, alimenté par les rumeurs de l’assassinat de cinq policiers par des Algériens. Ce n’est pas le cas, mais l’horreur a déjà débuté.

Au cinéma du Rex, des rafales de mitraillettes sont entendues. Un car de police fonce sur la foule Boulevard Bonne-Nouvelle. Dans tous les lieux d’arrivée des manifestants, des rafles s’organisent, elles se transforment très vite en ratonnade. Des manifestants sont pourchassés dans les rues, les coups pleuvent sans retenue, la répression policière est démesurée, violente et incontrôlable. Des manifestants sont ainsi jetés dans la Seine, depuis les ponts de Clichy, de Bezons, d’Asnières. Paris vient de vivre une nuit d’horreur, une nuit de cauchemar au cours de laquelle une violence sans bornes, et une haine de l’autre se sont déchaînées.

Un témoin raconte : « Je revois ce compatriote qui avait réussi à sortir du fleuve, pour se voir accueillir par un CRS qui lui a brisé la mâchoire et le tibia à coups de matraque ». Un jeune policier se souvient : « On était devenus incontrôlables. On montait dans les étages pour mieux voir, et on tirait sur tout ce qui bougeait… C’était l’horreur. On était tellement déchaînés, qu’on était devenus incontrôlables. »

Les chiffres sont affolants. Plus de 11500 personnes ont été arrêtées, et les coups ont continué de pleuvoir, notamment au Palais des Sports réquisitionné ce soir-là en lieu et place d’un concert de Ray Charles. Des milliers d’Algériens sont expulsés, d’autres en détention.

Au lendemain de cette nuit sanglante, le pouvoir ne reconnaît la mort que de deux personnes pour 64 blessés. Etrange décalage entre les témoignages recueillis, les premières informations dans la presse, notamment L’humanité, et les chiffres officiels publiés. Officieusement, l’inspection générale de la police estimera à 140 le nombre de tués. Le FLN parle, lui, de 200 morts et de 400 disparus. Par noyades, balles ou matraquages.

On ne remerciera jamais assez le travail des historiens dans la révélation du 17 octobre, jetée dans l’oubli par les pouvoirs publics pendant 30 ans, avant que Jean-Luc Einaudi n’en révèle l’horreur.

Même si le nombre de décès ne sera jamais exhaustif, la conclusion des historiens anglais Jim House et Neil Mac est sans appel, j’ouvre les guillemets : « le 17 octobre 1961 fut en tout cas, la répression la plus violente et la plus meurtrière qu’ait jamais subie une manifestation de rue désarmée, dans toute l’histoire contemporaine de l’Europe occidentale ».

Car bien trop de questions pendant toutes ces années sont restées sans réponse. Que s’est-il passé exactement dans la cour de la préfecture de police de l’île de la cité, où parmi les 1200 détenus, reçus et traités très durement, 50 d’entre eux auraient trouvé la mort ? Quelle attitude a adoptée le Général de Gaulle pendant ce déchaînement de haine et de violence ?

Dans ses mémoires, nulle trace de cette journée du 17 octobre.  Pourquoi une commission d’enquête parlementaire, exigée par des députés, n’a-t-elle jamais vu le jour dans la foulée de ce 17 octobre, sinistre et tragique ? Pourquoi aucune poursuite n’est engagée alors que la presse parle de massacre, alors qu’on demande des explications à Maurice Papon, lors de la séance du conseil municipal du 27 octobre à Paris ? Explications auxquelles il répondra par un lénifiant et injuriant, « la police parisienne a fait ce qu’elle devait faire ». Et puis il y a ce hoquet de l’histoire, qui surgit comme un acte manqué très révélateur. Comment se fait-il que le 17 octobre 1961 sorte de l’oubli à l’occasion du procès de Maurice Papon, relatif à l’arrestation et à la déportation des juifs de la région bordelaise en 1942 ?

Il en était le secrétaire général de la préfecture de Gironde. En 1961, on le retrouve préfet de police de Paris, ce qui interroge sur les parcours de certains dans les grands corps d’Etat en France républicaine…  Comment avons-nous pu passer sous silence, pendant plus de 30 ans,  une telle nuit d’atrocité ?

« Une énigme », voilà donc le terme qu’utilisera Pierre Vidal-Naquet, face à cette béance entretenue dans l’histoire collective de notre pays.

Du côté des témoins algériens, la parole ne s’est pas libérée, elle s’est tue, et ne s’est pas transmise à la génération suivante. Par peur dans un premier temps, mais aussi par des mécanismes plus complexes.

En cette année 61, l’espoir d’un retour au pays s’est éloigné pour beaucoup d’entre eux, il faut désormais inscrire les enfants, la famille, dans le contrat républicain, en France, il faut donc se taire, faire profil bas, ne pas contrarier un Etat censé garantir justice et égalité de droit.  Cette énigme, les historiens, tout le travail des associations, les élus locaux ont fini par la résoudre en restituant aux  peuples de Paris et d’Alger une mémoire collective et enfin partagée.

Mais la route a été longue, faite de mensonges, de dénis, d’amnésie et de censure. La leçon qu’il faut tirer, c’est qu’en assumant son histoire, en la regardant dans les yeux, le ressentiment et les manipulations n’ont plus de prises sur elle, elle devient un bloc de vérités, aussi douloureuses soient-elles.

C’est ce qu’a bien compris l’historien Benjamin Stora quand il dit : « Le refus de regarder le réel a provoqué des retours de mémoire extrêmement durs qui ne poussent pas vers un apaisement mais au contraire, vers une concurrence mémorielle à l’intérieur de la société française ». C’est tout ce chemin qu’il reste à parcourir lorsque l’on élargit le spectre à l’ensemble de la Guerre d’Algérie. Dire que rien n’a bougé est faux, tout comme croire que la méfiance et la défiance sont derrière nous. L’année dernière, le rapport Stora a posé des bases, pas reçues de la même façon des deux côtés de la Méditerranée. Ce dernier ne doit pas être lu comme un aboutissement, mais plutôt comme un premier pas pour refermer les plaies, sortir des incompréhensions et des douleurs toujours vives.

Un premier pas pour construire une autre mémoire ouverte à l’autre. L’année dernière, Emmanuel Macron a reconnu la torture et l’assassinat de l’avocat Ali Boumendjel. Le 20 septembre dernier, le président de la République a reconnu l’abandon des Harkis par la France, et annoncé une loi de reconnaissance et de réparation. Des avancées, battues en brèche par des propos déplacés et réducteurs, par le même Emmanuel Macron, accusant le régime algérien d’entretenir une « rente mémorielle » en servant à son peuple une « histoire officielle » qui « ne s’appuie pas sur des vérités ». Que faut-il retenir, les pas en avant ou le pas en arrière ?

Le 17 octobre 1961 montre qu’il n’y a qu’un chemin menant à la vérité historique, celui de la lucidité. L’emprunter peut être éprouvant, l’ignorer serait bien pire encore car le ressentiment, les doutes et l’instrumentalisation de l’histoire l’emportent alors sur tout le reste. N’oublions pas cette leçon-là.

Je vous remercie.  

X