Retrouvez l’intervention de Michèle PICARD, Maire de Vénissieux, Vice-présidente de la Métropole de Lyon, à l’occasion de la commémoration de la Journée du 17 octobre 1961 à la mémoire des nombreux algériens tués lors des manifestations pacifiques
Il faut saluer le travail des historiens, et en particulier celui de Jean-Luc Einaudi, avec son livre La bataille de Paris, sorti en 1991.
Il va agir comme un détonateur et révéler 30 ans après un chapitre très sombre et dramatique de l’histoire française : les ratonnades et massacres du 17 octobre 61 dans les rues de Paris.
Pour la première fois, l’historien accède à certaines archives, qui viennent éclairer l’un des événements tragiques de la guerre d’Algérie que l’Etat Français a cherché à étouffer par tous les moyens.
Mais ce livre détonateur d’Einaudi n’est pas un acte isolé. Il est aussi le résultat d’une libération de la parole des enfants de la 3ème génération d’Algériens, qui n’ont connu ni la guerre d’Algérie ni la colonisation mais en ont absorbé les récits familiaux. Cette mémoire souterraine, ces récits entre parents et grands-parents qui circulent sur la guerre d’Algérie, va s’ouvrir dans le monde associatif, entre les différentes générations, à la fin des années 80 début 90.
Les collectivités locales vont elles aussi accompagner ce mouvement de restitution de l’histoire, comme notre ville de Vénissieux l’a fait avec notre stèle du 17 octobre. Les communes vont ancrer physiquement, dans nos espaces publics, le souvenir des victimes de cette terrible répression.
Si le livre « La bataille de Paris » est à la convergence de ces mouvements, il en est aussi le fruit. Tous ont cherché une vérité historique, a éclairer ce qui a été occulté, à savoir les faits avérés d’une répression policière extrêmement violente.
Aujourd’hui, nous pouvons dire que le 17 octobre 1961 a été restitué à la mémoire collective, que cette date, aussi terrible et dramatique soit-elle, fait partie de l’histoire de notre pays.
Il faut se replacer à l’époque des faits.
La suite du 17 octobre est « une énigme », comme le dira l’historien Pierre Vidal-Naquet. Pourquoi cette date dramatique disparaît complètement de notre histoire jusqu’au début des années 90 ?
Le 18 octobre 1961, toute la presse rend compte de la manifestation pacifiste de la veille, organisée par la Fédération de France du FLN. Elle intervient après la mesure discriminatoire du préfet de police de l’époque, Maurice Papon, d’imposer un couvre-feu aux travailleurs algériens. La presse de droite s’aligne sur le bilan officiel de la préfecture : 3 morts, et 55 blessés.
La presse de gauche craint la censure gaulliste mais cherche néanmoins à faire la lumière sur les exactions policières. Après le rejet de la constitution d’une commission d’enquête parlementaire et de l’annonce de non-lieux pour l’ensemble des poursuites judiciaires, les journalistes, intellectuels entreprennent un vrai travail d’investigation. Le film-enquête de Jacques Panijel, Octobre à Paris, sera interdit mais des bobines circulent sous le manteau.
Depuis la Toussaint Rouge, la censure est devenue pratique courante. En Algérie comme en France, les saisies de journaux frappent donc tous azimuts : 154 en 1960, 127 en 1961. A la pointe du combat, et en l’espace de huit ans, le journal L’humanité fera l’objet de 150 poursuites, dont 49 pour provocation de militaires à la désobéissance, 24 pour diffamation envers l’armée, 14 pour atteinte à la sécurité de l’Etat.
Au sujet du 17 octobre, les journalistes ont l’interdiction de se rendre sur les lieux de détention des Algériens.
Puis, l’actualité se précipite avec la mort de huit militants anti-OAS au Métro Charonne, suite là encore à une répression policière très violente le 8 février 1962. Cette date, moment de lutte contre le fascisme et le colonialisme, fait écran à celle du 17 octobre 61, qui tombe peu à peu dans l’oubli.
Dans les années 70, la référence au 8 février 62 sera souvent reprise pour illustrer les combats à mener contre les impérialismes. La répression sanglante et meurtrière du 17 octobre 61 s’enfonce ainsi dans la nuit, laissant place à « cette énigme » chère à Vidal-Naquet.
Côté algérien, les témoins de la répression se taisent par peur de représailles. L’hypothèse d’un retour au pays s’est éloignée, il s’agit de protéger les enfants qui feront leur vie en France, de ne pas compromettre leur avenir. Des années 60 aux années 80, cette mémoire sera donc familiale, souvent confinée au seul premier cercle des témoins du massacre.
Le silence s’installe et la transmission aux enfants de ce drame ne s’effectue pas, voire partiellement. Pourtant, à entendre les témoignages des rescapés, la violence du 17 octobre ne fait pas de doute.
Ahcène se souvient de la haine qui a sévi cette nuit-là : « Près du pont des Tournelles, des policiers s’en sont pris à moi, ils m’ont frappé, je suis tombé à terre et deux policiers m’ont balancé à la Seine ».
Hachemi Cherabil, mis k.o après avoir reçu un coup à la nuque, est transféré au Palais des Sports.
Je le cite : « Le comité d’accueil nous attendait, une haie de policiers munis de leur bâton portaient des coups sur nous à la descente du bus. A l’intérieur, j’ai vu personnellement deux hommes mourir des suites des tabassages subis ». Il reste toujours des incertitudes sur le bilan humain. Si le 17 octobre plusieurs dizaines de « Français musulmans d’Algérie », comme on les dénommait à l’époque, ont péri sous les coups et les balles, ce nombre s’élève au-dessus de la centaine pour les mois de septembre et octobre 61.
La logique qui prévaut avant la manifestation pacifique est moins le maintien de l’ordre qu’une répression de type colonialiste. En quelques heures seulement, plus de 12 000 personnes sont conduites à l’hôpital Beaujon, à la cour de la préfecture, au stade Coubertin et au parc des Expositions.
Ces opérations de rafles avaient donc été planifiées avant le 17 octobre. Des coups de feu sont entendus au Pont de Neuilly, mais aussi dans tout le quartier latin, sur les grands boulevards et dans certaines villes de la banlieue ouest. Une fois arrêtés, les manifestants continuent de subir les exactions et encaissent les coups dans les centres d’identification réquisitionnés. Sans que cela soit étayé, on parle de la mort d’une cinquantaine de manifestants dans la cour de la préfecture.
Pendant des jours et des semaines après la manifestation, des femmes avec leurs enfants viendront demander des nouvelles des hommes arrêtés ou disparus.
Sont-ils internés, en vie, ont-ils été expulsés et refoulés en Algérie ?
Oui, le 17 octobre a été une journée d’une violence inouïe, sanglante, une journée sombre dans l’histoire de notre pays. La question est de savoir dans quel contexte s’est inscrite cette nuit d’effroi. Après la suspension des négociations entre le gouvernement français et le gouvernement provisoire de la République algérienne, le général De Gaulle décide de reprendre les discussions à l’été 61, avec la volonté de faire des concessions sur le Sahara, que le GPRA revendique comme partie intégrante du territoire.
C’est l’été de toutes les ruptures.
En France, entre Michel Debré, premier ministre, et De Gaulle, des divergences de vue sur l’issue du conflit apparaissent. En Algérie aussi, les fractures se creusent entre le GPRA d’un côté et Boumédienne et son état-major de l’autre. De part et d’autre, la haine et la violence se déchaînent, entretenues par l’OAS notamment. En France, les attentats gagnent la métropole. Dans ses mémoires, De Gaulle n’évoquera jamais cette nuit du 17 octobre.
Ce que l’on sait par contre, c’est qu’il voulait éviter à tout prix la prise de pouvoir de la rue par les Algériens pour ne pas importer sur le territoire français les ambiguïtés des négociations en cours. Il prend connaissance des exactions le 28 octobre. Alors que le bilan officiel fait toujours état de trois morts, son conseiller pour les affaires algériennes lui signale dans une note qu’il y aurait eu le 17 octobre « 54 morts, certains noyés, d’autres étranglés ou abattus par balle ». De Gaulle demande que la lumière soit faite sur les agissements de la Police et les coupables poursuivis. Il exige de son Ministre de l’Intérieur qu’il fasse preuve d’autorité.
Or, il ne se passera rien, aucune sanction, aucune enquête sérieuse sur ces agissements. Car la crainte de De Gaulle est aussi de subir une dissidence dans la police comme il y a eu une dissidence dans l’armée avec l’OAS.
Il y a de nombreuses leçons à tirer du 17 octobre 61.
Vivre dans le déni et dissimuler des faits historiques, même tragiques, exposent à des retours de mémoire douloureux, que le ressentiment, les malentendus et la défiance viennent alors alimenter.
En pratiquant l’omerta, l’Etat Français s’est lourdement trompé.
A travers l’histoire, à travers notre quête d’une vérité des faits, c’est la voie de la réconciliation, de l’apaisement et du partage qui se dessine. Redonner du sens à ce qui a été, c’est redonner du sens à ce que nous sommes. Notre prochaine Maison des Mémoires occupera cet espace-là, au croisement des cultures et des histoires qui nous unissent, dans la communion comme dans la douleur.
Je vous remercie.