Commémoration de l’Armistice de la Guerre 1914 – 1918

En cette journée de commémoration de l’armistice du 11 novembre 1918, nous devons nous souvenir
qu’il n’y a pas de petite ou grande guerre, pas plus qu’il n’y a de guerre propre. La guerre reste un
drame terrible, qui marque l’échec de l’intelligence humaine et se prolonge de génération en
génération, dans le souvenir inoubliable des disparus et de toutes ces vies brisées, anéanties.

Lors de la bataille de Verdun, au pic du conflit, il tombe 600 obus à la minute sur une bande de terre de 500 mètres. 362 000 soldats français et 337 000 allemands y trouvèrent la mort pour un résultat militaire quasi nul en termes de gain de terrain. Au cours de la seule journée du 22 août 1914, 27 000 soldats français seront tués ! 27.000 morts sur 400 km de front, de la Belgique à la Lorraine, en l’espace de 24 heures ! Dans l’histoire de notre pays, jamais nous n’avons connu autant de disparus et de morts en une seule journée. En France, près de 27 % des 18-27 ans disparaissent en 4 ans, soit 10 % de la population active masculine !

N’oublions pas non plus que la France avait recruté pendant ce conflit 270 000 soldats en Afrique du Nord, 189 000 en Afrique-Occidentale française et en Afrique-Equatoriale française, 49 000 en Indochine et 41 000 à Madagascar, qui vont payer un très lourd tribut. Après quatre ans d’un conflit sans nom, on décompte dix millions de morts sur les champs de bataille, dont 1,3 en France. Celle qu’on a appelé la grande guerre est en fait une grande boucherie. Ignoble, terrible, sans précédent.

Quand l’armistice est signé le 11 novembre 1918, ce n’est pas simplement la fin d’une guerre, qui se poursuivra par ailleurs dans les pays de l’est de l’Europe, mais bien la fin d’un monde : le passage, sanglant, dramatique, d’un monde rural à un monde industriel, d’une guerre des hommes à une guerre des armements, où le soldat est pour la première fois dépassé par les technologies utilisées.

Les paysans, ouvriers, envoyés sur le front, tout comme les états-majors, restent sur le souvenir de 1870. Ils sont préparés à cette forme de guerre, pas à celle qu’ils sont en train de vivre.

Une guerre industrielle, une guerre statique, une guerre sans espoir. Dans les tranchées, le froid, la boue, parmi les rats qui répandent les maladies, les poilus attendent la mort, condamnés d’avance. « Notre brigade est partie à 250, nous sommes revenus à 120. On boit du vin, du rhum pour tenir », se souvient un soldat du front. Un autre envoie une lettre terrible à sa mère, en mars 1916 : « Ma chère mère, par quel miracle suis-je sorti de cet enfer ? Je me demande s’il est vrai que je suis encore vivant. Nous sommes montés à 1200, redescendus 300. Pourquoi fais-je partie de ces 300 ? J’ai peur. Oui, ma chère mère, nous avons beaucoup souffert et personne ne pourra jamais savoir par quelles souffrances horribles nous avons passé. Huit jours sans boire et presque sans manger, huit jours à vivre au milieu d’un charnier humain, couchant au milieu des cadavres, marchant sur nos camarades tombés la veille. Pour beaucoup, les cheveux grisonnants seront la marque éternelle des souffrances endurées ; et je suis de ceux-là ».

Le pire dans ce carnage immonde, ce sont les conditions de vie inhumaine d’une jeunesse sacrifiée au nom des empires et de la cupidité des marchands de guerre.

Un témoignage d’un Poilu donne une idée de cet enfer sur terre : « Personne ne se lave, ni se peigne, ni ne se rase. Nos abris sont remplis de gros poux qui nous dévorent. Nous nous grattons jusqu’au sang, la nuit, le jour, sans arrêt ». Ecoutons Erich Maria Remarque, auteur du livre « A l’ouest, rien de nouveau », j’ouvre les guillemets : « Nos mains sont de la terre, nos corps de l’argile et nos yeux des mares de pluie ». On pourrait ainsi multiplier les écrits, lettres d’anonymes ou d’auteurs plus célèbres comme Henri Barbusse, Maurice Genevoix , Roland Dorgelès, Apollinaire, Blaise Cendrars, tous plus terribles les uns que les autres.

Je pense que c’est par les mots, les livres, qu’on approche au plus près du réel de 14-18, du désastre épouvantable de cette guerre.

Comment ont-ils fait pour tenir ? Cette question renvoie à une autre, celle du sort des fusillés pour l’exemple, qui n’a toujours pas fait l’objet d’une réconciliation nationale d’ensemble, aujourd’hui encore. Cela concerne 650 à 700 soldats, qui pour la plupart, n’étaient ni lâches, ni traîtres, mais apeurés, lassés, pétrifiés et détruits mentalement par la violence des combats.

Il serait temps de leur accorder une réhabilitation collective, dans le prolongement du combat mené ici même par Guy Fischer et André Gerin.

Au cœur de ce cauchemar, Vénissieux aussi a payé un lourd tribut. Pas de destructions physiques, comme lors des bombardements alliés de la seconde guerre mondiale, mais des pertes humaines éprouvantes et dramatiques.

Il faut saluer ici le travail mémoriel de Serge Cavalieri et de l’association Viniciacum qui nous font revivre la première guerre mondiale au plus près des Vénissians, dans le livre intitulé « Vénissieux 1914-1918, poilus morts pour la France ». Serge Cavalieri estime qu’environ 1000 Vénissians ou assimilés ont été engagés dans ce conflit. Et il dénombre 216 soldats morts ayant un lien, plus ou moins rapproché, avec Vénissieux.

Les deux premiers morts vénissians sont deux frères : Pierre Marie Alexis Rolland et son frère aîné Pierre Victor Joseph Rolland, tués à cinq jours d’écart tous deux dans le Haut-Rhin, les 14 et 19 août 1914. Pour notre ville, 19 hommes trouveront la mort pendant la deuxième quinzaine du mois d’août 1914, soit 8% de l’ensemble des victimes vénissianes de toute la guerre. Deux autres mois seront très meurtriers : avril 1915 avec 14 morts et octobre 1918 avec 10 morts. Sur l’ensemble de la guerre, en moyenne, plus de quatre vénissians décéderont par mois. Pour mettre en perspective ces chiffres, rappelons que lors du recensement de 1911, Vénissieux ne comptait que 5000habitants.

Notre ville, industrielle mais aussi agricole, participera à l’effort de guerre. L’armée y installera un atelier de chargement d’obus. Des entreprises comme la SOMUA, Descours et Cabaud seront impliquées, alors que Maréchal se spécialisera dans la fabrication de cirés, manteaux, pèlerines et sacs étanches pour les Poilus. Les usines Berliet, installées dans le quartier de Montplaisir, produiront chaque jour quarante camions de 5 tonnes, le CBA, pour alimenter le front lors de la bataille de Verdun. Sans leurs conjoints et maris, les femmes se chargèrent de cultiver la terre, à une époque où la mécanisation était peu développée. Des compagnies de travailleurs agricoles étrangers furent recrutées, et c’est ainsi qu’à Vénissieux des espagnols s’installèrent.

A Saint-Fons, c’est une main-d’œuvre chinoise qui allait travailler sans relâche dans les deux poudreries que comptait la ville. Ils étaient 1180 sur un total de 4400 ouvriers. De son côté, l’atelier de chargement de Vénissieux employait 50% d’étrangers venus d’Afrique du Nord. Souvent exploitée, peu considérée, cette nouvelle main-d’œuvre, asiatique ou maghrébine, a pourtant contribué à la défense de la France, aussi bien sur le front qu’à l’arrière des combats.

Après quatre années de guerre, le déficit des naissances en France s’élève à plus de trois millions.

La production agricole et industrielle s’effondre, 3 millions d’hectares sont ravagés et près de 50% de la population paysanne a été décimée. Le pays est à genoux. Des régions entières, comme le Nord et l’Est, sont ravagées, soit l’équivalent de 11 départements. L’impact sur les enfants et les femmes a longtemps été ignoré. En 1918, 600 000 veuves de guerre et un million d’orphelins sont recensés. Ces enfants et ces femmes sont les victimes indirectes de cette guerre. L’imaginaire des tout-petits est marqué au fer rouge.

Plus le front est proche, plus on forme les enfants à la guerre à travers des livres qui glorifient les combats et représentent les allemands comme l’ennemi juré, quand ils ne sont pas tout simplement intégrés à l’effort de guerre. L’iconographie de l’époque glorifie l’héroïsme du père parti sur le front et la notion de sacrifice. On a retrouvé dans le fonds familial versé aux Archives Nationales, les représentations de Françoise Marette, qui allait devenir Françoise Dolto.

Elle a six ans lorsque la guerre éclate. Elle considère son oncle, parti au front, comme son «fiancé » et à son décès cette petite enfant porte le deuil et s’estime veuve de guerre. Si le père est fait prisonnier, beaucoup d’enfants ressentent un sentiment très vif de honte, de trahison. La figure du héros ne l’est plus, elle laisse place à une histoire qu’il faut cacher. Toute cette génération sera éduquée sous la mémoire des morts, de la disparition, d’une présence fantomatique et de l’absence du père.

Pour les femmes, le combat sera différent. Pendant le conflit, elles ont pris la place des hommes dans les champs, dans les usines, elles sont devenues force de travail et de soutien à l’effort de la nation. Longtemps confinées aux tâches domestiques, elles entrent de plain-pied dans le monde du travail avant que, la paix revenue, on leur demande de regagner le foyer familial. Sans moyens financiers, dans le deuil du conjoint disparu, bon nombre d’entre elles traversent des périodes d’extrême précarité dans l’impossibilité d’assurer l’éducation de leurs enfants et de subvenir en même temps aux besoins de la famille. Il faudra attendre les lois de 1919 et 1920 pour qu’elles se voient accorder des pensions au titre de veuve de guerre.

En cette journée de commémoration de l’armistice du 11 novembre 1918, nous devons nous souvenir qu’il n’y a pas de petite ou grande guerre, pas plus qu’il n’y a de guerre propre, mais que la guerre reste un drame terrible, qui marque l’échec de l’intelligence humaine et se prolonge de génération en génération, dans le souvenir inoubliable des disparus et de toutes ces vies brisées, anéanties.

Aujourd’hui en 2024, alors que des conflits d’une rare violence déciment les populations civiles et rayent de la carte des villes et des territoires entiers, tout nous laisse penser que l’homme n’a pas retenu les leçons de l’histoire. Il ne faut pas s’y résoudre, ne pas capituler face à la haine. Notre prochaine Maison des Mémoires s’inscrit dans cette perspective : comprendre d’où l’on vient, être fiers de nos racines, de nos vécus, et se souvenir des erreurs du passé pour les prévenir et ne pas en répéter les terribles effets.

Oui, les Poilus de 14 ont vécu un enfer indescriptible, mais cet enfer ne sort pas d’un livre, d’un improbable cauchemar ou d’une époque révolue, car c’est bien l’homme, et lui seul, qui l’a inventé au prix du sang et de la fureur.  Je vous remercie.

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