Commémoration de la Libération de Vénissieux et des combats du 24 août 1944

Dans le générique d’une émission éducative sur France Culture, une institutrice interpelle ses écoliers en ces termes : « L’histoire, ça ne s’apprend pas, ça se comprend ». Une injonction bienveillante, pour rappeler aux plus jeunes, que le contexte importe tout autant que les faits. L’histoire doit laisser aussi une place à l’imagination et à l’empathie.

En ce jour de commémoration de la libération de Vénissieux, nous devons continuer d’être portés par les mêmes interrogations, au-delà du temps écoulé. Comment les enfants de Vénissieux ont-ils vécu la guerre ? Comment ont-ils traversé, et dans quelles conditions, ces années de bruit et de fureur ? Il faut imaginer grandir sous le bruit des balles, dans la peur des avions, des bombardements. Nous qui ne connaissons pas la guerre, il faut se souvenir des familles vénissianes qui ne connaissaient alors, que la peur, la perte d’un proche, d’un ami, d’un voisin.

Il faut se souvenir des hommes et des femmes, entrés en résistance, qui prenaient des risques fous, épris de liberté, et qui redoutaient les dénonciations et les trahisons. Il faut se rappeler le temps, où chacun observait l’autre avec méfiance, où une confidence pouvait se transformer en arrestation. Ce quotidien-là, nos aînés l’ont vécu, un quotidien de la peur et de la douleur, du désespoir et de l’espoir, de l’humiliation de l’occupation, et de la collaboration à la victoire de la liberté, de la démocratie et de la République.

Ils sont anonymes, ou ont laissé leurs noms dans le patrimoine de Vénissieux. On leur doit, aux uns et aux autres, la libération de notre ville, de notre pays, et la naissance d’un modèle social juste et solidaire, dont nous avons bénéficié. Il n’y a pas eu un homme providentiel, mais des hommes et des femmes de caractère, pour hisser, un 2 septembre 44, le drapeau français, sur la façade de l’ancien hôtel de ville, aujourd’hui maison Henri Rol-Tanguy.

C’est justement par une note d’espoir, que j’aimerais commencer cette commémoration de la libération de Vénissieux. Elle porte le nom des enfants juifs et adultes, exfiltrés du camp d’internement de Bac Ky, au 52 avenue de la République.

En participant à la déportation des juifs, faisant même preuve de zèle, sous les ordres de René Bousquet, l’état français avait commis l’irréparable. C’est contre cette France indigne, que se sont dressés ces hommes et femmes, ici à Vénissieux. Les enfants de Bac Ky étaient promis à la mort, et livrés à un voyage sans retour, qui passait par Drancy, et finissait à Auschwitz.

Ils y ont échappé, grâce à la volonté de certains, de ne pas participer à l’inacceptable. Le Cardinal Gerlier, proche de Vichy, finira par être entraîné par le père Chaillet, dans l’action de sauvetage du camp de Vénissieux. A l’intérieur du baraquement, Madeleine Barrot de la Cimade, les Œuvres de secours aux enfants et de l’amitié chrétienne, vont transformer leurs forces du refus, en forces de la survie. Dans la nuit du 28 août, une centaine d’enfants vont ainsi sortir du camp de notre ville, non sans douleur, cette douleur terrifiante, de parents signant des actes de délégation de paternité, pour laisser partir ce qui leur est le plus cher, avec des inconnus, pour qu’ils continuent, eux, de vivre.

J’ai eu la chance de rencontrer une enfant sauvée du camp de Bac Ky. Elle porte aujourd’hui encore, les boucles d’oreilles que sa mère lui avait données, en cette fin d’août 42. En décembre dernier, la ville de Vénissieux a organisé la remise posthume de la médaille des « Justes parmi les Nations », à Joannès et Marie-Hélène Gubian, un couple modeste, qui avait sauvé deux vies, celles de Jacob et David, en les cachant, et protégeant de rafles toujours plus fréquentes, toujours plus odieuses. Je peux vous certifier que, lors de la remise de cette médaille des justes, l’émotion était toujours là, intacte, palpable, une émotion empreinte d’une infinie reconnaissance, plus de 70 ans après.

C’est cela aussi être Vénissian, véhiculer l’histoire de génération en génération, la transmettre en cherchant la vérité, en regardant dans les yeux, les périodes sombres de notre pays, mais en gardant toujours au fond de soi, espoir en l’homme.

L’autre signe révélateur de ce 2 septembre 44, qui ne doit pas être réduit à un détail, s’exprime dans le fait que Vénissieux s’est libérée d’elle-même, peu de temps avant l’arrivée des forces alliées. Bien sûr, sans la progression de ces dernières, et le pilonnage aérien à Lyon, Chambéry, Grenoble et Saint-Etienne, au printemps 44, qui annonce une victoire imminente, cette auto-libération n’aurait pas été possible.

Il n’empêche, un trait de caractère vénissian s’exprime, dans cette volonté de prendre son destin en main, de changer le cours des choses. La culture ouvrière et populaire de notre ville, n’est pas étrangère à son esprit de résistance et de combat. Le courage était dans les maquis, il était aussi dans les usines. Vivre ensemble, travailler ensemble dans les ateliers, partager ensemble des revendications, et réclamer ensemble des meilleures conditions de travail, forment une communauté de destin.

C’est dans cette identité collective, que la résistance ouvrière de Vénissieux s’est, en partie, constituée. Il fallait être courageux, pour braver des industriels, à la solde de Vichy et de l’Allemagne. On pense à la famille Berliet, mais le patronat dans son ensemble s’est compromis, en préférant faire tourner les affaires, plutôt que de dénoncer les politiques de soumission du régime de Vichy. A la SIGMA, à l’ex-usine Maréchal, futur Veninov, à la Société des Electrodes, à la SOMUA, oui, il fallait oser s’opposer, à la mise en place du STO, aux ordres de réquisition, quand le préfet de région, nommé par Vichy, n’attendait qu’une chose : réprimer le mouvement syndical, le mouvement social.

Tout acte de refus s’apparentait à un acte de résistance, ils l’ont pourtant fait, sans avoir peur, hommes et femmes réunis, malgré les milices de Pucheu, ministre de l’intérieur de Vichy, malgré la création des Sections Spéciales, pour juger à la hâte, tous ceux qui résistaient à la France de la collaboration. Cet ordre réactionnaire et revanchard, contre les acquis de la Révolution de 1848 et du Front Populaire, allait se doter des outils de répression et d’une justice expéditive, pour traquer les syndicalistes, les communistes, les faire interner, voire même pour certains, guillotiner ou fusiller.

Pour les jeunes générations, il est important de connaître ces noms et ce passé, comme autant de repères, dans une ville qu’ils vivent au présent. L’ancien maire destitué, Ennemond Roman, sera interné à la prison Saint-Paul, Louis Dupic, futur maire, transféré dans un camp du Sud algérien. Georges Roudil, secrétaire de la section communiste, sera livré aux allemands, et déporté au camp de Buchenwald. Charles Jeannin connaîtra l’enfer de Dachau. Les frères Amadéo, Francis Paches, et tous les autres, anonymes, jeunes ou adultes, marquent de leur empreinte, l’histoire de notre ville.

Le jour même de la libération de Vénissieux, les combattants des Groupes Francs, tombaient devant la porte B Usine Marius Berliet, fusillés par les troupes allemandes qui y stationnaient. Ils s’appelaient Pierre Gayelen, Félix Gojoly, Louis Moulin, Jean Navarro, Louis Troccaz. Et puis n’oublions pas non plus Marguerite Carlet, qui siègera au comité local de Libération, elle en était la seule femme.

Vénissieux fut, après Lyon, la ville du Rhône ayant le plus souffert des bombardements anglo-américains. 800 immeubles endommagés, et 140 totalement détruits. Des centaines d’usines sont endommagées, certaines d’entre elles rasées.

Quasiment la moitié de Vénissieux est partiellement, ou totalement, rayée de la carte. Les bombardements alliés, entre mars et mai 1944, feront 29 morts, 62 blessés. 600 maisons sont à l’état de ruines, ou très endommagées. Notre ville recevra à ce titre, la Croix de Guerre, en 1945. Le deuil frappe les familles vénissianes, le vivre ensemble, la vie économique, sociale, sont à reconstruire.

L’ampleur des destructions doit marquer nos esprits, comme les images de toute guerre doivent imprimer nos rétines. Notre monde n’est pas en paix. Alep, Mossoul, des villes dévastées où, parmi les ruines, des enfants courent, des familles fuient. Ce présent d’innocents pris au piège, nous renvoie à notre propre passé. Est-ce à dire que les leçons de l’histoire, ne seront jamais retenues par l’homme ? Non, il faut continuer de les transmettre, d’œuvrer pour la paix et la démocratie, ces biens si fragiles. Tout au long de son histoire, Vénissieux n’a cessé de montrer sa capacité à rebondir, sa volonté de s’en sortir collectivement, et de regarder devant.

Résistant, déporté à l’âge de 17 ans, militant infatigable de la mémoire, c’est à Charles Jeannin, passeur vénissian s’il en est, disparu en 2013, que je laisserai le mot de la fin : “Notre objectif est d’enseigner l’histoire de la Seconde Guerre mondiale aux jeunes et, en gardant cette mémoire vive, de les convaincre que la paix est la plus belle des choses.” Vénissieux s’en souvient toujours.

Je vous remercie.

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