La prochaine Maison des Mémoires de Vénissieux a plusieurs objectifs, dont l’un, majeur, est de restituer l’histoire de la ville aux habitants qui l’écrivent au jour le jour. Le passé agricole, industriel, ouvrier et syndical, l’esprit de résistance, l’apport et la diversité des cultures des différentes vagues d’immigration, toutes ces dimensions forment l’identité vénissiane, ce que nous sommes. Restituer la mémoire, cela signifie donc de la rendre visible et de la replacer au cœur de chaque période, de la contextualiser.
Le 17 octobre 1961 appartient lui au mouvement inverse, celle d’une histoire qui n’est pas révélée mais masquée, effacée du récit national. Le résultat d’une telle volonté politique de l’Etat français, à savoir entretenir l’omerta et le déni, fut de créer le doute, le ressentiment, l’amertume et la défiance.
La relecture de l’histoire, la tentation de la réécrire en l’instrumentalisant, les guerres mémorielles, la construction d’un discours contre un autre, y ont puisé leurs sources. Voilà comment on pose les germes de l’incompréhension. Voilà les dangers d’une histoire spoliée : elle fabrique aussi bien la rancœur que l’impossibilité de libérer la parole, le refoulé que l’impossibilité d’avancer vers une mémoire partagée.
C’est difficile à entendre, mais le 17 octobre 1961 est la journée de répression la plus sanglante, meurtrière et violente en Europe de l’Ouest depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Combien de morts ? On ne le saura peut-être jamais, mais les historiens s’accordent sur le chiffre d’une centaine de morts pour les mois de septembre et octobre 61. Le 17 octobre : plusieurs dizaines de victimes dans les rues de Paris, des corps jetés dans la Seine et partout des ratonnades, des coups qui pleuvent sur les Français musulmans d’Algérie, une nuit d’horreur, d’une rare violence.
Ce que l’on connaît avec exactitude par contre, c’est le nombre d’arrestations qui ont eu lieu en quelques heures seulement : 12 000 personnes, conduites dans des cars de police ou des bus de la RATP à Vincennes, l’hôpital Beaujon, au stade de Coubertin, dans la cour de la préfecture de police et principalement au parc des Expositions. Dans ces lieux, les coups continuent de s’abattre sur des hommes et des femmes venus manifester pacifiquement contre l’instauration des couvre-feux discriminatoires. L’un des rescapés témoigne :
« Le comité d’accueil nous attendait, une haie de policiers munis de leur bâton portaient des coups sur nous à la descente du bus. A l’intérieur, j’ai vu personnellement deux hommes mourir des suites des tabassages subis ».
Une telle opération ne pouvait pas être menée sans préparation et sans l’aval de l’État français. La police de Maurice Papon n’était donc pas dans une logique de maintien de l’ordre, mais de radicalisation des politiques menées contre les « Algériens indésirables », comme ils étaient nommés. Certains historiens ont raison d’affirmer que cette répression est à mettre en parallèle avec les techniques de répression coloniale en cours dans l’empire. Elle fait écho à la répression de décembre 1960 à Alger, faisant 112 morts dont 84 à Alger.
Ordre a donc été donné de ne pas laisser entrer les manifestants dans Paris intra-muros, mais de les bloquer au niveau des ponts de la capitale, notamment du pont de Neuilly. Ahcène témoigne de la haine qui a sévi cette nuit-là :
« Près du pont des Tournelles, des policiers s’en sont pris à moi, ils m’ont frappé, je suis tombé à terre et deux policiers m’ont balancé à la Seine ».
Dans ces endroits stratégiques, certaines missions ont été confiées à la Force de police auxiliaire, lourdement armée. Des rumeurs infondées, comme quoi des Algériens tiraient avec leurs mitraillettes sur les forces de l’ordre, vont mettre le feu aux poudres et déclencher de véritables ratonnades dans les rues de Paris.
Dans ce déchaînement de violences, en pleine campagne d’attentats de l’OAS et du FLN des deux côtés de la Méditerranée, les déclarations de Maurice Papon attisent les passions en affirmant aux forces de l’ordre que pour « un coup reçu, nous en donnerons 10 ! ». Non seulement le préfet légitime le recours à la force, mais dans l’esprit de certains, ces propos semblent cautionner toutes formes d’interventions violentes et brutales.
Avec la complicité du Ministre de l’Intérieur, Roger Frey, et du Premier Ministre, Michel Debré, Maurice Papon porte une lourde responsabilité. Il était prêt à user d’une force létale et a libéré les pires instincts. Certains témoins ont vu des pompiers, des machinistes de la RATP et de simples passants jeter des corps dans la Seine.
Le 17 octobre fut bien une nuit d’horreur, une nuit de haine collective.
Quant aux 12 000 personnes arrêtées, une partie sera relâchée au compte-gouttes, d’autres seront expulsées dans des camps algériens ou transférées dans des centres d’internement en France. Le contexte dramatique de la guerre d’Algérie est le facteur essentiel de ce massacre du 17 octobre.
Depuis la Toussaint Rouge, le sang coule, les attentats, les combats militaires, les séquestrations arbitraires, les enlèvements et les disparitions dans les rangs des leaders indépendantistes, l’usage de la torture par certaines factions de l’armée française allongent jour après jour la liste de victimes et de morts algériens dans les Aurès ou ailleurs.
Après la suspension des négociations entre le gouvernement français et le gouvernement provisoire de la République algérienne, le général De Gaulle décide de reprendre les discussions à l’été 61, avec la volonté de faire des concessions sur le Sahara, que le GPRA revendique comme partie intégrante du territoire. C’est l’été de toutes les ruptures.
En France, entre Michel Debré, premier ministre, et De Gaulle, qui affichent leurs divergences quant à l’issue du conflit. En Algérie aussi, les fractures se creusent entre le GPRA d’un côté et Boumédienne et son état-major de l’autre. En France, les attentats gagnent la métropole. Des oppositions naissent entre le FLN et le Mouvement National Algérien de Messali Hadj. Les composantes algériennes et l’État français ont besoin d’être en position de force dans le cadre des négociations à venir. Au carrefour de tous ces enjeux, la manifestation pacifique du 17 octobre se retrouvera prisonnière d’intérêts et de stratégies qui la dépassent.
Ce climat de guerre et de doutes sur les intentions du camp adverse ont généré une violence que l’on peine à imaginer.
La suite du 17 octobre est « une énigme », comme le dira l’historien Pierre Vidal-Naquet. Cette date dramatique disparaît de notre histoire jusqu’au début des années 90. A l’époque des faits, le bilan officiel de l’État français recense trois morts. Le livre de Paulette Péju, Ratonnades à Paris, présenté comme un recueil d’articles de presse, est très vite interdit à la vente, des films comme « Octobre à Paris » de Jacques Panijel sont privés de projection et les bobines aussitôt saisies.
Au Sénat, une commission d’enquête est rejetée au motif qu’elle jetterait « un peu de doute, un peu de trouble, un peu de confusion dans l’esprit et le cœur d’un grand nombre de fonctionnaires de police ».
Omerta, déni, raison d’État : la France tourne la page et cache la réalité historique. Côté algérien, les témoins de la répression se taisent par peur de représailles. L’hypothèse d’un retour au pays s’est éloignée, il s’agit de protéger les enfants qui feront leur vie en France, de ne pas compromettre leur avenir. Des années 60 aux années 80, cette mémoire sera donc familiale et souterraine. Il faudra attendre les années 80 pour que les générations suivantes remettent en avant cette journée tragique, notamment à travers La marche pour l’égalité et contre le racisme en 1983.
Les jeunes, les associations s’emparent de cette question, accompagnés par le travail des historiens, dont notamment le livre de Jean-Luc Einaudi, intitulé « La bataille de Paris, 17 octobre 1961 », sorti en 1991. L’auteur accède à certaines archives et révèle sous une lumière crue la responsabilité de l’État français dans cette nuit de massacre. Les collectivités locales vont donner une résonance à ce mouvement de libération de la parole, de restitution de l’histoire, comme Vénissieux avec notre stèle du 17 octobre. Elles vont ancrer physiquement, dans nos espaces publics, le souvenir des victimes de cette terrible répression. Aujourd’hui, la mémoire nous est restituée, enfin !
Alors que l’extrême droite et son fonds de commerce xénophobe montent partout en Europe, et que des dizaines de milliers de civils meurent sous les bombes, la communauté internationale reste toujours aussi impuissante.
L’histoire du 17 octobre vient nous rappeler que la violence collective peut surgir à tout moment au sein de toute société, que la paix, le respect de l’autre et le vivre ensemble sont plus fragiles qu’on ne le croit. Souvenons-nous en et agissons pour notre bien commun qui s’appelle la République, une et indivisible.
Je vous remercie.