Commémoration

Commémoration à la mémoire des victimes de la déportation

Les camps ne sont pas un accident de l’histoire.

Ce 30 avril, le rendez-vous était fixé au nouveau cimetière pour une cérémonie commémorative de la journée nationale à la mémoire des victimes de la déportation. Les voix qui transmettent l’innommable des camps d’extermination du IIIème Reich sont de plus en plus rares. Cette journée du souvenir doit être portée par leurs voix, ainsi que par ces voix disparues qui doivent résonner en chacun de nous.

Les voix qui transmettent l’innommable des camps d’extermination du IIIème Reich sont de moins en moins nombreuses et de plus en plus rares.

A bientôt 93 ans, Edith Bruck continue de témoigner dans les écoles, les amphis universitaires, elle poursuit sa mission en mettant des mots sur la barbarie à Auschwitz, en écrivant des livres pour se sauver d’elle-même et lutter contre l’impossible oubli. Dans « Le pain perdu », sorti en 2022, c’est le parcours d’une femme que l’on suit, une femme jamais résignée, jamais soumise. Au cœur de cette vie qui ne plie pas, il y a l’épreuve de la déportation. Avec sa sœur, Edith Bruck survivra à Auschwitz, à Dachau, Christianstadt et Bergen-Belsen. Et les mots pour témoigner sont là, tranchants, durs, mais il faut savoir les entendre. « Est-ce que c’étaient trois mois ou trois années qui étaient passés ? Chaque jour, à chaque heure, à chaque minute, on mourait : l’une par sélection, une autre à l’appel, une autre de faim, une autre de maladie et une autre, comme Eva, suicidée, foudroyée par le courant du fil barbelé ».

Après avoir enduré les marches de la mort et rejoint le camp de Bergen-Belsen, les deux sœurs n’oublieront jamais l’image d’un sol jonché de corps nus, certains encore en vie. « On nous a distribué deux chiffons blancs. Nous devions entortiller les chevilles des cadavres ou des mourants et les traîner jusqu’au Todzelt, la tente des morts, où s’élevait déjà une pyramide humaine ».

La vie dans un camp, c’est une horreur qui ne s’endort jamais. Pour s’en sortir, il faut une part de chance, une bonne santé, une volonté sans faille, comme cette fierté de ne pas mourir sous les yeux des tortionnaires, de ne pas leur accorder ce plaisir-là entre guillemets.

Et puis, chez Edith Bruck comme chez Primo Levi ou Jorge Semprun, leurs témoignages mettent au jour une lucidité implacable. Edith Bruck le dit : « Nous avions compris, évidemment que nous avions compris, la leçon vaudrait pour le restant de nos jours, si nous devions survivre. Dans cet endroit, on apprenait tout sur l’homme et sur le monde ».

Face à l’avancée des forces alliées et de l’armée rouge, les allemands s’enfuient et laissent les rescapés livrés à eux-mêmes, sidérés d’une liberté recouvrée, meurtris dans leur chair. « Ne plus entendre la langue allemande, sinon dans notre sommeil, telle était notre vraie cure, continue Edith Bruck.

A l’Hôpital militaire, ils nous ont rendu nos noms, inscrits sur des papiers avec nos dates de naissance, nos origines, nos numéros de déportées : nous avions l’impression de renaître libres et dispersées dans le monde des vivants ».

Nier l’identité, la détruire, nous sommes là au cœur de la barbarie nazie et de l’administration des camps d’extermination. Dans les baraquements de l’horreur, l’homme, la femme, l’enfant n’existent plus, ils n’ont plus de noms, plus de prénoms, ils sont un matricule, un numéro, un corps à exploiter économiquement, un corps à expérimenter médicalement.

La brûlure est immense, aujourd’hui encore, car un régime politique élu démocratiquement a créé les conditions sociales, économiques, raciales du néant, de la rupture civilisationnelle.

Jamais dans l’histoire de l’homme la barbarie ne s’était exprimée avec un tel nihilisme, n’était allée aussi loin. « Il faudrait des mots nouveaux, nous prévient Edith Bruck, y compris pour raconter Auschwitz, une langue nouvelle, une langue qui blesse moins que la mienne, maternelle. La langue de qui chante avec la voix et les cordes qui pleurent ».

Pour les rescapés des camps, le traumatisme ne prendra jamais fin. Aujourd’hui plus que jamais, la mémoire des victimes de la déportation a besoin d’une voix, d’une incarnation, d’une transmission.

L’après pour eux, c’est une survie, et bien souvent une non-vie à la place de la vie. Jorge Semprun : c’est l’impossibilité de raconter, de retrouver le fil des mots pour décrire la déportation et le quotidien des camps. Imre Kertesz, rescapé d’Auschwitz et de Buchenwald, prix Nobel de Littérature 2002 : c’est le don de vie, la filiation et la paternité qui deviennent impossibles. Ecoutons-le : « La sensation de la vie retrouvée, inoubliable et douce, mais aussi prudente, car je vivais certes, mais je vivais comme si les allemands pouvaient revenir à chaque instant, c’est-à-dire que je ne vivais pas tout à fait ».

Aharon Appelfeld, écrivain israélien décédé en 2018 : c’est sur le chemin de la sagesse et de l’espoir qu’il faut avancer, malgré tout, malgré les cicatrices et les plaies béantes. Je le cite : « La guerre, je l’ai traversée comme dans un brouillard. Les souffrances laissèrent en moi une marque profonde, comme un énorme fardeau, se transformant avec le temps en une inexplicable sensation d’oppression. Tout en moi s’effritait : ni d’ici, ni d’ailleurs. »

Dans Auschwitz, ce camp d’extermination effroyable, plus d’un million de personnes, dont 900 000 le jour de leur arrivée, vont y trouver la mort. 90% des victimes seront des juifs, mais aussi les tziganes, les Polonais, les opposants politiques, les communistes, les témoins de Jéhovah, les homosexuels, les criminels allemands. Ils vont mourir de faim, de froid, de maladie, ils vont mourir par sélection, tri, dans les chambres à gaz et les fours crématoires. L’Holocauste, c’est 6 millions de victimes dont près de 3 millions dans les chambres à gaz.

Pour la science et la médecine nazies, Auschwitz, c’est aussi un immense laboratoire. 400 000 détenus feront l’objet d’expériences mutilantes sous les mains de plusieurs docteurs, dont Josef Mengele, dit l’ange de la mort. Il fera des vrais jumeaux et des personnes atteintes d’hétérochromie, de nanisme ou de difformités anatomiques, le matériau de ses expérimentations ignobles dans son laboratoire de pathologie, aménagé à proximité du crématorium II d’Auschwitz. Je préfère les passer sous silence tant c’est choquant et inimaginable.

Dans cette démesure sans précédent, les femmes auront droit à un mépris sadique et feront l’objet d’une violence inouïe. Le camp de Ravensbrück leur était « réservé ». Au moins 132 000 femmes et enfants y seront déportés, dont 90 000 exterminés. L’humiliation commence par le triangle de couleur que les détenues doivent arborer : rouge pour les prisonnières politiques, jaune pour les Juives, vert pour les criminelles de droit commun, violet pour les Témoins de Jéhovah, noir pour les « marginales » (prostituées, mendiantes, délinquantes, lesbiennes, tsiganes). L’entrée dans le camp passe par un rituel dégradant : le bain. Sous l’œil des officiers, elles doivent se déshabiller, écarter les jambes, leur pubis est rasé. Les injures pleuvent : truies juives, vermine slave. Les femmes communistes étaient affectées aux tâches les plus dures, tandis que les Polonaises faisaient l’objet de sévices cruels. Certaines condamnées et résistantes n’étaient pas exécutées mais décapitées.

Les camps ne sont pas un accident de l’histoire. Pas plus qu’ils ne sont le fruit de bêtes sanguinaires. Les têtes pensantes du IIIème Reich sont bien éduquées, issues pour la plupart d’un milieu aisé et bourgeois. Himmler lit Homère et Aristote, c’est un homme cultivé. Adolf Hitler suit des études, joue au dandy au cœur de l’empire austro-hongrois, se passionne pour la peinture. Reinhard Heydrich, cheville ouvrière de la Nuit des Longs Couteaux et de la conférence de Wannsee, passe son enfance dans un milieu familial bourgeois, musical, éclairé. Tous pourtant servent une cause terrible : le nationalisme exacerbé et la supériorité raciale, qu’ils profèrent, le rejet et la haine de l’autre, qu’ils banalisent et qu’ils diffusent. Il faut s’en souvenir.

Hitler ne prend pas le pouvoir par un coup d’état, il le gagne démocratiquement, dans les urnes. Ses idées, son discours ont trouvé un écho parmi le peuple allemand, désemparé par la crise de 29, la pauvreté, l’hyperinflation, la corruption des élites et les crises politiques de la République de Weimar.

De même, lorsque le IIIème Reich triomphe, nul n’annonce l’Holocauste ni la Solution finale. Le premier objectif de l’époque est d’anéantir toutes les forces de gauche. Les SS sèment la terreur dans les quartiers dits « rouges ». Perquisitions, arrestations précèdent l’interdiction des partis de gauche et les descentes répétées contre les communistes en mars 33, les syndicalistes en mai et enfin les sociaux-démocrates en juin. En mai 33, 50 000 opposants se trouvaient déjà en camp de concentration, en majorité des communistes. Et à l’été 34, près de 200 000 hommes et femmes avaient été broyés par la terreur nazie. La Shoah par balles, à partir de 1941 dans l’Est de l’Europe, est une escalade terrifiante, préambule macabreaux camps d’extermination.

En participant à la déportation des juifs à partir de l’été 42, la France de Vichy, Pétain, Laval et consorts, a commis une faute irréparable. La déportation des juifs étrangers de notre sol est une pierre noire de notre histoire. Sur les 76000 déportés, seulement 2500 seront survivants à la libération des camps.  

Oui, cette journée du souvenir doit être portée par leurs voix, ces voix disparues doivent résonner en chacun de nous. Nous entendons tous ici à Vénissieux celle de Charles Jeannin, elle venait de si loin, de Dachau puis du camp d’extermination du Stutthof. Cette voix était bienveillante, prévenante, elle creusait le sillon d’un monde en paix auprès des jeunes générations. Mais elle était aussi vigilante et inquiète.

Si l’on ne défend pas la liberté, la justice sociale et la démocratie alors le cauchemar peut revenir frapper à nos portes. Aucune société n’est à l’abri de son propre anéantissement.

Edith Bruck, elle qui est toujours parmi nous, ne nous dit pas autre chose. J’ouvre les guillemets : « Je suis profondément inquiète pour l’Europe, où souffle un vent pollué par de nouveaux fascismes, racismes, nationalismes, antisémitismes, que je ressens doublement : des plantes vénéneuses qui n’ont jamais été éradiquées et où poussent de nouvelles branches que le peuple dupé mange… quelle tristesse, quel danger ! ».

Je vous remercie.

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