Commémoration 19 mars 1962

… »Aujourd’hui, mémoire et vigilance doivent marcher ensemble. Vigilance contre tous ceux qui veulent instrumentaliser cette guerre terrible à des fins partisanes. »…

Le 20 janvier dernier, l’historien Benjamin Stora remettait un rapport sur “les mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie” à Emmanuel Macron. Accueilli fraîchement par certains, preuve d’une avancée des autorités françaises et d’une lucidité retrouvée sur notre propre histoire pour d’autres, je reviendrai en conclusion sur les propositions et préconisations de l’historien afin de sortir des guerres mémorielles actuelles. Mais pour commencer cette commémoration relative à la fin de la guerre d’Algérie suite aux accords d’Evian, je mentionnerai une anecdote, si lourde de sens et de symboles.

Le témoignage d’un instituteur des environs de Bougie en dit long sur le fossé qui s’est creusé entre les communautés. Nous sommes en 1945. Lorsque ce dernier demandait aux enfants indigènes, tels qu’on les appelait à l’époque, de recopier la formule au tableau « Je suis Français et la France est ma patrie », il retrouvait écrit sur les cahiers des écoliers « Je suis Algérien et l’Algérie est ma patrie ». Presque dix ans avant la Toussaint Rouge, la rupture était déjà consommée. Avant le bain de sang, la IVème République n’avait-elle pas en main tous les éléments pour rejoindre à temps l’histoire en cours de l’autodétermination des peuples et de la fin de la colonisation. Ce rendez-vous, la France va le manquer et s’enferrer dans une guerre brutale, dramatique, d’une violence inouïe.

Entamée à la fin de la Restauration et à peine achevée sous Napoléon 3, la colonisation est un bain de sang dès le 19ème siècle. Viols, pillages, récoltes dévastées, mise à sac des villages tenus par la résistance d’Abd-el-Kader, populations enfumées dans des grottes, jusqu’en 1847, la guerre, soutenue par Thiers, est déjà sauvage, féroce. Les massacres de Sétif et Guelma, le 8 mai 1945, vont marquer eux aussi une rupture sanglante, qui laissera des traces. Les algériens, dont beaucoup ont participé au combat contre le nazisme sur le sol européen, ont l’autorisation de manifester en ce jour de victoire des alliés, mais sans mot d’ordre indépendantiste ni pancartes ou port du drapeau algérien. Très vite la situation dégénère, plus de 100 européens, comme on les dénommait à l’époque, sont tués, d’autres tirent sur les Algériens depuis leurs balcons. C’est le début d’une répression aveugle et complètement disproportionnée de la part de l’armée française. La situation s’embrase à Guelma et dans tout le Constantinois, certains témoignages font état de centaines de victimes algériennes jetées dans des fours à chaux. Les victimes algériennes se comptent par milliers. Le Parti du Peuple Algérien annonce 45 000 morts. Après avoir minoré l’ampleur du massacre, l’armée reconnaît à la fin du conflit 3000 victimes, puis le chiffre gonfle à 6000, voire 15 000 victimes. Plus de 50 ans après, l’historien Jean-Louis Planche, après recoupement de nombreux documents et témoignages, estime qu’entre le 8 mai et le 26 juin 45, 15 000 à 20 000 algériens ont été tués dans le département alors français de Constantine, peut-être même 35 000. « Ce jour-là, le monde a basculé », dit un adolescent  au nom de Mohamed Boukharouba, qui deviendra un certain Houari Boumediene. Sétif est un tournant décisif. L’armée française vient de semer les germes de la violence. Pour les algériens, ces massacres illustrent l’impasse de la voie politique et font basculer la plupart d’entre eux vers la lutte armée et la clandestinité. Le temps de la négociation et du compromis est passé et c’est à une guerre de libération contre l’occupant que les principaux partis se préparent. La suite est terrible et elle porte un nom : la guerre. Cette guerre que la IVème République a menée en refusant de voir le sens et le cours de l’histoire, malgré l’indépendance des protectorats de Tunisie et du Maroc en 1956. Le bilan est dramatique : côté algérien, entre 300 000 et un million de morts pour un pays qui ne comptait à l’époque que 10 millions d’habitants. La France avait mobilisé deux millions de jeunes et déployé 400 000 hommes. 30 000 d’entre eux ne reverront plus leur sol natal, dont 13 000 appelés emportés par une histoire qui les dépassait et sacrifiés par un Etat français aveugle. Le sang a coulé et continuera de couler après le 19 mars 1962 et l’application du cessez-le-feu : assassinats et attentats de l’OAS, massacres des Harkis que la France abandonne. 60 000 d’entre eux seront exécutés, décimés, assassinés sans que l’Etat français n’intervienne. Il ne s’agit pas de comparer les drames, mais cette guerre n’aura produit que douleurs et désolation de part et d’autre. Terrible et tragique en Algérie, présente et profonde aussi parmi les appelés, jeunes français envoyés dans un conflit dont ils ne comprenaient ni le sens ni la finalité. Beaucoup y laisseront la vie. Vénissieux, elle, perdra 6 de ses enfants : Lucien Armanet, Roger Delorme, Vincent Ferrari, Joanny Martinet, Roger Roussin et Robert Simonin.

Pourquoi la France est-elle passée à ce point à côté, surtout en Algérie, du mouvement historique de la décolonisation ? L’échec de l’Indochine suffit-il à expliquer l’acharnement de l’armée française ? Enfin, pourquoi, après le cessez-le-feu et les accords d’Evian, approuvés, lors du référendum du 8 avril 1962, par 91 % des votants de France métropolitaine, s’en sont suivies 30 années de silence et d’amnésie ? Pourquoi n’a-t-elle pas voulu entendre la voix des progressistes, qui n’ont jamais cessé de dénoncer les méfaits de la colonisation. Car en France, des résistances s’étaient levées contre la présence française en d’Algérie. Des hommes politiques, des sociologues, ethnologues et intellectuels, de Derrida au Manifeste des 121, s’étaient révoltés contre cette sale guerre qui ne disait pas son nom. Souvenons-nous du Manifeste qui appelle à l’insubordination et au réveil des consciences. Je le cite : « La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres. » A la pointe du combat, demandant l’arrêt des hostilités, le journal L’Humanité fera l’objet de 27 saisies et de 150 poursuites de la part de l’Etat. Les manifestations pour « la paix en Algérie », Henri Alleg et son livre brûlot « La question », l’assassinat du mathématicien et militant du parti communiste algérien  Maurice Audin, les morts de Charonne, parviendront à faire entendre une autre voix, celle de la raison, celle de l’arrêt des combats, celle de l’indépendance.

Aujourd’hui, mémoire et vigilance doivent marcher ensemble. Vigilance contre tous ceux qui veulent instrumentaliser cette guerre terrible à des fins partisanes. Vigilance contre ceux qui veulent cultiver l’amnésie en remettant en cause la date du 19 mars 1962. Il reste au contraire une mémoire commune, apaisée, à construire des deux côtés de la Méditerranée. Les douleurs d’hier ne doivent pas devenir les ressentiments d’aujourd’hui.

C’est en partie ce constat que dresse Benjamin Stora dans le rapport dont je parlais en introduction de ce 19 mars. Je ne pense pas qu’il faille le lire comme la fin d’un trajet mais plutôt comme un premier pas pour mettre des mots sur des plaies, des incompréhensions et des douleurs toujours vives. Quelles préconisations y sont formulées ? L’historien propose de créer une commission « Mémoire et Vérité » chargée de lancer des initiatives communes entre la France et l’Algérie sur les questions de mémoires, puis de mettre en place un travail mixte d’historiens français et algériens sur les événements tragiques de la guerre. Les commémorations devraient être élargies aux accords d’Evian le 19 mars 1962, à un hommage aux harkis le 25 septembre et à la répression des travailleurs algériens en France le 17 octobre 1961. Des mesures symboliques sont proposées comme la restitution à  l’Algérie de l’épée de l’émir Abdelkader, héros de la résistance à la colonisation française au XIXe siècle ou encore la reconnaissance de l’assassinat de l’avocat et militant politique Ali Boumendjel, pendant la bataille d’Alger en 1957. Emmanuel Macron vient de le proclamer. Avancer sur la question de l’ouverture des archives, faciliter la circulation entre la France et l’Algérie des harkis et de leurs familles, poursuivre les travaux sur les essais nucléaires français dans le Sahara et leurs conséquences, inaugurer des « lieux de mémoire » dans quatre camps d’internement d’Algériens en France, relancer le projet de Musée de l’histoire de la France et de l’Algérie, prévu à Montpellier et abandonné en 2014, autant de pistes figurant au coeur du rapport. L’historien, qui estime que l’on a pris un retard considérable sur l’enseignement de l’histoire coloniale et de la guerre d’Algérie, entend lui accorder une plus grande place dans les programmes scolaires, y compris dans les lycées professionnels. Certes imparfaites, voire incomplètes, ces propositions témoignent néanmoins d’un besoin commun de reconnaissance des souffrances subies, d’un souci de réintégration, au cœur de l’histoire nationale, de mémoires qui sont demeurées trop longtemps éloignées les unes des autres. La guerre d’Algérie, ce n’est pas une histoire tragique, mais des histoires tragiques éprouvées au sein de différentes communautés. A nous, historiens, associations, élus, citoyens et progressistes de faire en sorte que ces mémoires éclatées n’en forment plus qu’une. Je vous remercie.

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