Discours de Michèle PICARD, Maire de Vénissieux, Vice-présidente de la Métropole de Lyon, à l’occasion de la journée nationale à la mémoire des victimes de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc. Une commémoration nécessaire à la reconnaissance des victimes nombreuses et des blessures qui restent encore vives.
Il est faux de croire qu’une guerre s’arrête à un cessez-le-feu ou à un armistice. Les armes se taisent, certes, mais les douleurs, les tragédies, les drames continuent de circuler dans les familles. Ils passent de génération en génération, comme une blessure profonde qui a du mal à cicatriser.
Dans les grandes ruptures traumatiques de l’histoire, les schémas de la transmission ont bien souvent suivi le même canal.
Mutisme de ceux qui ont vécu l’horreur. Souffrance de la génération d’après liée à l’exil. Libération de la parole de la 3ème génération.
Ce fut le cas en 14-18, puis en 39-45 et enfin pour la guerre d’Algérie. A une différence près, mais ô combien importante : il n’y a pas eu pour la guerre d’Algérie de prise en compte et prise en charge de la parole par l’Etat Français.
Pas de lieu de recueillement. Pas de date de commémoration à l’exception du 19 mars, toujours contestée par les forces réactionnaires et les nostalgiques de l’ancien ordre colonial.
La transmission s’est donc opérée en mode chaotique, dans le silence, la reconstruction fantasmée ou le ressentiment.
Ce sont ainsi les petits-enfants qui cherchent à savoir ce qui s’est passé, qui incitent les grands-parents à évoquer les douleurs passées. Ils cherchent une vérité historique pour réparer leur présent, trouver leurs racines dans les chapitres de l’histoire qui leur ont été dissimulés.
Le récit historique est enseveli sous les passions mémorielles. Comment sortir de ce cycle ? Comment aller vers plus de transparence ? Et comment aller vers une mémoire réconciliée, terme plus approprié, je le crois, qu’une mémoire apaisée ?
C’est cet immense travail qu’il nous reste à accomplir pour sortir de « l’hystérisation » du débat public.
Il est complexe car il n’y a pas une mémoire de la guerre d’Algérie, mais des mémoires éclatées.
Celle des Algériens en premier lieu, victimes d’une guerre épouvantable, dramatique et sanglante. Et celle des pieds-noirs. Mais aussi celle des harkis. Enfin, celle des appelés français, dont la plupart se demandaient pourquoi on les avait envoyés dans ce conflit terrible.
7 millions de Français ont un lien ou une mémoire héritée d’Algérie. C’est dire si cette histoire brûlante travaille aujourd’hui encore le cœur de la société française.
Historienne, chercheuse, Naïma Huber-Yahi a raison de rappeler la nature de l’enjeu actuel.
J’ouvre les guillemets : « Que peut-on apaiser ? Peut-on apaiser des tortures, des disparus, des morts, un départ inexorable pour un exil sans retour, ou le racisme et les discriminations ? Je ne parlerais pas d’apaisement, je parlerais de dépassement. Il s’agit de viser cet horizon indépassable de l’égalité et de la lutte contre les discriminations et ces fractures qui continuent de structurer notre paysage politique, notre Vᵉ République qui naît d’un pouvoir fort présidentiel lié à la guerre d’Algérie, dans lequel nous sommes encore aujourd’hui.
Tous ces éléments d’histoire, mais aussi le présent, nous obligent à trouver le moyen de ce dépassement qui va passer par la mise en récit de ces douleurs, de ces héritages, de ces trajectoires intimes qui vont nourrir le lit de la grande histoire. »
Benjamin Stora, historien lui aussi, insiste sur une mise en perspective dont chacun doit tenir compte.
Pour lui, la guerre d’Algérie ne saurait être réduite à 7 ans d’un conflit terrible, de la Toussaint rouge aux Accords d’Evian. Mais elle doit être intégrée à un espace beaucoup plus vaste, à savoir les 130 ans de colonisation française. L’épisode tragique du conflit s’insère dans une période bien plus longue, et tragique elle aussi.
Si l’on veut comprendre la guerre d’Algérie, il faut remonter le film.
Oui, les germes de la violence se trouvent dans plus d’un siècle de discrimination, de soumission et d’humiliation des populations algériennes.
Ce régime porte un nom : la colonisation. Viols, pillages, récoltes dévastées, mises à sac des villages tenus par la résistance d’Abd-el-Kader, populations enfumées dans des grottes ou déplacées, dès le 19ème siècle, la guerre, soutenue par Thiers, est violente, féroce, les discriminations sont profondes.
La différence juridique entre européens et autochtones est introduite sous le second empire.
En théorie, comme le rapporte le sénatus-consulte de 1865, « l’indigène musulman » est français, mais régi par la loi musulmane. Il ne peut jouir des droits de citoyen français que s’il en fait la demande. Démarche ouverte par à peine deux cents algériens.
En 1870, le décret de 1865 est modifié par le décret Crémieux qui accorde la nationalité française aux Juifs des trois départements et non aux musulmans.
Dès 1874, 27 infractions spéciales sont dressées à l’égard des indigènes.
Les droits ne sont donc pas les mêmes pour tous, une fracture immense sépare les colonisés des colonisateurs.
A cette ségrégation de citoyenneté s’ajoute une ségrégation civique de fait, avec l’instauration du double collège électoral. Celle-ci assoit la surreprésentation des voix des populations européennes aux postes-clés. Et relègue la présence des Algériens dans les zones reculées.
Beaucoup en France défendaient l’idée de mission civilisatrice, même dans les rangs progressistes, quand le peuple algérien vivait lui un drame.
Un drame économique et social avec l’accaparement des terres.
Dans les années 50, l’exode rural, la raréfaction des parcelles, la destruction des liens sociaux, l’irruption de l’économie monétaire ont fait basculer de nombreuses familles paysannes dans la misère.
Ruraux appauvris, habitant des bidonvilles, les algériens subissent de plein fouet la subordination de leur peuple par la puissance coloniale.
Ce rappel historique montre combien la colonisation a de tout temps légitimé et construit l’asservissement d’un peuple à un autre.
Comment ne pas anticiper, devant tant d’injustices, de spoliations et de déni de l’autre, les sources d’une violence sourde, latente, prête à exploser ?
La tragédie est en route, elle ira crescendo, dans une surenchère guerrière terrible.
Le bain de sang de Sétif, Guelma et Kherrata, le 8 mai 1945, annonçait déjà le pire. Le nombre de victimes fait toujours débat, mais il n’est pas faux d’avancer que plusieurs milliers d’Algériens ont été tués lors de ces répressions sanglantes et aveugles. C’est le préambule à une violence de plus en plus radicale.
Pendant les huit années de guerre, le nombre de victimes est estimé à 300 000 algériens pour certains, un million pour d’autres. Deux millions de personnes ont été déplacées et au moins 8000 villages incendiés.
La France avait mobilisé deux millions de jeunes et déployé 400 000 hommes.
30 000 d’entre eux ne reverront plus leur sol natal, dont 13 000 appelés emportés par une histoire qui les dépassait et une 4ème République obnubilée par son obsession et son entêtement d’une Algérie française.
A Paris, la nuit du 17 octobre 1961 est un déchaînement de violence collective : ratonnades, corps jetés dans la Seine.
Le bain de sang se prolongera après le cessez-le-feu avec le massacre des harkis, entre 60 000 et 150 000 morts, et les opérations de liquidation, d’attentats sanglants et de règlements de comptes de l’OAS.
Il faut faire preuve d’objectivité face à l’histoire, savoir reconnaître que c’est bien la République, et non un régime illégitime comme celui de Pétain en 40, qui a mené cette guerre terrible.
Bien sûr, des voix en France s’opposaient à ce conflit et aux principes de la colonisation.
L’histoire a donné raison aux militants de gauche, à la société civile et aux intellectuels, mais aussi au journal L’Humanité, objet de 27 saisies et de 150 poursuites de la part de l’Etat.
On peut citer Jacques Derrida, le Manifeste des 121, Jean-Paul Sartre, Pierre Vidal-Naquet et de très nombreux militants de base, dont certains paieront au prix de leur vie leur engagement pour une Algérie indépendante, au métro Charonne.
Outre Germaine Tillion, des voix se sont élevées pour dénoncer des pratiques barbares et inhumaines, comme celle d’Henri Alleg, journaliste, militant communiste et écrivain.
Aujourd’hui, la politique des petits pas a pris le relais.
Les reconnaissances des massacres de Sétif, de Guelma et de Kherrata et des crimes du 17 octobre, la vérité sur la mort et la torture de l’avocat algérien Ali Boumendjel et du militant communiste Maurice Audin, la pratique de la torture, la loi portant reconnaissance de la Nation envers les Harkis, tous ces éléments forment le puzzle d’une mémoire en voie de reconstitution.
Ce travail de mémoire, auquel les historiens, les associations et les élus locaux contribuent, fait avancer les choses dans le bon sens, sans réécrire l’histoire ni l’instrumentaliser dans le but de diviser notre société.
Cette tâche qui nous incombe a une portée historique, mais aussi de proximité. Il faut l’inscrire dans l’esprit des jeunes générations, dans leur quotidien, et c’est tout le sens de notre prochaine Maison des Mémoires ainsi que la dénomination de notre équipement polyvalent dans le quartier Pyramide qui portera le nom d’Annie Steiner, farouche anticolonialiste, voix forte pour l’indépendance algérienne.
Les tensions diplomatiques actuelles entre la France et l’Algérie ne favorisent pas un dialogue apaisé et constructif.
A l’heure où les guerres actuelles provoquent des drames terribles et inimaginables, où des rhétoriques impérialistes et nationalistes nourrissent des discours extrêmement dangereux, c’est pourtant le chemin du dépassement et de la réconciliation que chacun de nous doit emprunter.
Je vous remercie.


