Libération des camps

Retrouver l’intervention de Michèle PICARD à l’occasion du 69 ème anniversaire de la libération des camps.

Dimanche 27 avril 2014.

Retrouver l’intervention de Michèle PICARD à l’occasion du 69 ème anniversaire de la libération des camps.

Ces lettres-là en disent long, très long, sur la mécanique terrible que le nazisme a mise en place pour parvenir au pouvoir, avant de se lancer dans la pire entreprise d’extermination du 20ème siècle. Ces lettres intimes adressées à son épouse sont d’Heinrich Himmler, elles viennent d’être publiées par les éditions Plon, 69 ans après l’arrestation et le suicide du chef des SS, et de la police allemande. Elles ont une valeur historique inégalable, pour plusieurs raisons. Ingénieur agronome, éleveur de poulet, député, chef des SS et de la police allemande, cerveau de l’opération sanglante et immonde Barbarossa, supérieur d’Heydrich et d’Eichmann, ministre de l’intérieur du Reich, Heinrich Himmler est le principal architecte de la solution finale. Hitler n’a pas laissé de note, Goebbels n’écrivait que pour alimenter sa propre gloire, Göring ne répertoriait que les écrits officiels. La restitution de cette correspondance intime d’Himmler nous fait entrer de plain-pied, dans l’implication active et la soumission passive, d’un individu au cœur du pire régime totalitaire de notre histoire. Qu’y lit-on ? On y lit ce gouffre insondable entre un gentil père de famille, jeune bourgeois ordinaire, et un criminel de masse froid, gestionnaire, appliquant sans sourciller et sans remords aucun, un génocide impensable. Les deux traits de caractère forment pourtant une seule et même personne : Heinrich Himmler. Écrites entre 1927 et 1945, ces lettres à Marga, sa femme, interrogent, interpellent, tant la mièvrerie, voire la niaiserie s’y expriment, alors qu’en toile de fond se déroule le pire drame de civilisation.

Il parle ainsi de gentillesse, j’ouvre les guillemets :

« Je m’étonne moi-même en voyant combien je suis gentil en réalité. A la maison, je vais devoir me ressaisir comme il faut pour que tout le monde ne soit pas surpris par ma docilité. Tu vois ! J’espère que tout le monde est aimable avec toi, que ne rien ne te cause d’embêtements et que tu n’as pas à froncer les sourcils… ».

Puis viennent les diminutifs affectueux, nous sommes le 16 juin 1944. Himmler écrit ceci : « Ma bonne Mamette ! Je te joins deux lettres très convenables de veuves SS : renvoie-les-moi plus tard, je te prie ! 2 livres et du chocolat pour Lydia, quelques revues et savons pour moi, ainsi qu’un livre pour la bibliothèque, partent également avec cette lettre. Beaucoup de saluts et de baisers affectueux pour toi, bonne Mamette, et pour notre fillette (Petite oie). De votre petit papa ».

Rien, aucun mot sur ce qui se passe à Auschwitz, à Dachau.

Pourtant, certaines lettres sont envoyées des lieux les plus sinistres de l’histoire du 20ème siècle. Rien, aucun mot non plus, sur la mise en place de la solution finale, dont il est l’architecte. Rien, aucun mot sur la folie du régime nazi, dont il aura été l’un des grands ordonnateurs. Aucune compassion, aucun remords pour les victimes, juste des préoccupations du petit bonheur bourgeois, à défendre et à sauvegarder. Un mois avant son suicide, le 17 avril 1945, il enverra ces mots déconnectés de toute réalité : « Tout finira par se retourner à notre profit. Mais c’est difficile. Restez juste en bonne santé, vous, mes chères. L’Antique nous protégera, nous et en particulier le courageux peuple allemand, il ne nous laissera pas disparaître. Je vous envoie, à toi, ma Mamette bien-aimée, et à toi, ma Poupette, ma chère, beaucoup, beaucoup de bisous. Heil Hitler, Avec amour. Votre petit Papa ». Cette correspondance fait froid dans le dos. Le couple Himmler sait ce qui se passe, l’un des deux en est même le cerveau détraqué, mais n’en parle pas.

Comme si le génocide des Juifs, le martyr des hommes, femmes, enfants, résistants, communistes, tsiganes et homosexuels dans les camps, n’était pas refoulé, tabou, mais tout simplement un travail comme un autre, détaillé, programmé, avec des objectifs chiffrés. Comment un terrifiant acteur de l’histoire contemporaine peut-il, à ce point-là, ignorer les conséquences de son action ? La réponse est, qu’il ne les ignore pas, il les sépare, il les cloisonne. Il y a le Himmler de l’ordre bourgeois, et le Himmler de la cause nazie. Celui qui signe Votre petit papa est aussi celui qui prononce le discours de Poznan, en octobre 43, j’ouvre les guillemets : « La plupart d’entre nous savent ce que cela signifie quand cent cadavres sont alignés les uns à côté des autres, quand il y en a 500, quand il y en a 1000. Avoir tenu bon face à cela et être resté correct pendants ce temps-là, cela nous a rendus durs. C’est une page glorieuse de notre histoire, une page qui n’a jamais été écrite… et qu’il ne faudra jamais écrire ». Nous sommes là au cœur de la grande question nazie, de sa prise de pouvoir démocratique, de sa quête nationaliste pour bâtir la Grande Allemagne, des Juifs dont il faut se débarrasser dans un premier temps, puis à partir de la conférence de Wannsee, des Juifs qu’il faut exterminer. Et aussi de l’adhésion des différentes couches sociales à un parti d’extrême droite.

Comment ? Pourquoi ? Une commémoration n’a de sens que si ces deux questions nous interrogent, et interrogent notre présent. La frustration du traité de Versailles n’explique pas tout, et il serait faux de croire que les exécutants du national-socialisme étaient fous. Himmler lit Homère et Aristote, c’est un homme cultivé. Adolf Hitler suit des études, joue au dandy au cœur de l’empire austro-hongrois, se passionne pour la peinture. Reinhard Heydrich, cheville ouvrière de la Nuit des Longs Couteaux et de la conférence de Wannsee, passe son enfance dans un milieu familial bourgeois, musical, éclairé. Ces gens-là sont éduqués, bien élevés, mais ils servent une cause terrible : le nationalisme exacerbé, qu’ils profèrent, le rejet et la haine de l’autre, qu’ils banalisent et qu’ils diffusent. Pour différentes raisons, une partie du peuple allemand va rejoindre la cause nazie, et ainsi courir à sa propre perte. Les ouvriers par dépit et par souffrance, fruit de la crise de 29.

La bourgeoisie, par sauvegarde de son confort et de ses privilèges. Les élites et intellectuels, par soif de pouvoir et par intérêt. Souvenons-nous que le 3ème Reich est sorti des urnes, et souvenons-nous que le 3ème Reich est né de l’affaiblissement de la République de Weimar. Souvenons-nous aussi que dans l’Allemagne d’Hitler, certains allemands, très tôt, étaient entrés en résistance, au péril de leur vie, et bien souvent au prix de leur vie. Il faut lire à ce sujet « Seul dans Berlin » d’Hans Fallada, pour mesurer le poids de l’oppression, de la suspicion et de la répression, que le nazisme faisait régner sur sa propre population. Une chape de plomb, de terreur et de violence. Et que dire des résistances qui naissent dans les camps de concentration, pour ne pas mourir de faim ou d’épuisement, pour continuer à marcher tête haute, malgré les sévices et les humiliations répétées. Résister pour regarder le bourreau dans les yeux, et lui dire « nous sommes des hommes », malgré une mort annoncée, une mort prochaine. 69 ans après, les victimes d’Auschwitz nous hantent toujours, les martyrs de Bergen-Belsen, de Mauthausen, les femmes de Ravensbrück résonnent en nous. L’Holocauste, c’est 6 millions de victimes, dont près de 3 millions dans les chambres à gaz. Auschwitz : 1 million. Treblinka : 800 000. Belzec : 434 508. Sobibor : plus de 150 000…

Juifs, tziganes, opposants politiques, résistants, homosexuels, handicapés, asociaux, il faut tuer en nombre, il faut liquider les corps en masse, il faut effacer du sol aryen ce qui résiste, ce qui conteste, ce qui est différent. Le 3ème Reich, pire régime de l’histoire humaine, écrit le pire chapitre de la civilisation humaine.

Alors, lorsque l’armée soviétique libère Auschwitz le 27 janvier 1945, lorsque les armées alliées d’Eisenhower atteignent Buchenwald, le 11 avril 1945, les Anglais à Bergen-Belsen le 15 avril, la 7ème armée américaine à Dachau le 29 avril, le mal a été fait, et l’histoire des hommes n’est déjà plus la même. Le 3ème Reich a entrepris plus qu’une guerre, il a inventé l’industrie de la mort, programmée, scientifique, méthodique, rationnelle. Jusqu’à l’abject, jusqu’à l’impensable. Il faut tuer en masse, et il faut que ce génocide soit économiquement viable. Voilà ce que Himmler, celui qui signait « Votre petit papa », et bien d’autres ont mis en place : l’horreur absolue.

Jamais l’homme n’était allé aussi loin, dans la barbarie, dans la sauvagerie, dans l’innommable. Ce que les victimes du 3ème Reich ont enduré n’est pas un calvaire, mais un martyr. Alors, ensemble, n’oublions jamais les mots de Jorge Semprun, libéré de Buchenwald :

« Je n’avais pas vraiment survécu à la mort, je ne l’avais pas évitée. Je n’y avais pas échappé. Je l’avais parcourue, plutôt, d’un bout à l’autre. J’en avais parcouru les chemins, m’y étais perdu et retrouvé, contrée immense où ruisselle l’absence. J’étais un revenant, en somme. Cela fait toujours peur, les revenants. »

N’oublions pas de porter en nous ceux de Primo Levi : « On a inventé au cours des siècles des morts plus cruelles, mais aucune n’a jamais été aussi lourde de mépris et de haine ». N’oublions pas qu’une fois libérés, ces hommes, femmes, enfants, tous rescapés des camps et marqués au plus profond de leur chair, se sont sentis coupables de respirer, coupables de sourire, coupables de retrouver l’appétit, coupables de réapprendre à vivre. Coupables, tout simplement, de ne pas être morts dans l’anonymat et dans l’humiliation, au cœur du cauchemar des hommes, coupables d’être survivants à leur propre famille. Aujourd’hui en 2014, cette commémoration doit réveiller nos consciences. La bête immonde, la haine et la xénophobie de l’extrême droite, ne sont pas mortes. Notre démocratie est malade et notre pacte républicain très affaibli. Abstention, perte de repères, banalisation de discours racistes, montée des populismes partout en Europe : le torchon brûle. Le libéralisme ronge nos sociétés et fait le jeu des nationalismes. Le combat, entre les forces progressistes et les forces réactionnaires, est engagé. De son issue dépendra le monde que nous allons transmettre à nos enfants.

Renforcer une mémoire partagée, renforcer des valeurs communes, renforcer des socles de connaissances : notre ville y travaille depuis des années, et la Maison des Mémoires, au sujet de laquelle nous avons entamé de nombreuses réflexions, y contribuera dans un proche avenir. Renforcer la solidarité, le respect et un esprit de tolérance. « L’histoire ne se répète pas, elle bégaie », aurait dit Karl Marx. Faisons en sorte que les années 30 et 40 ne redeviennent pas les années de nos pires lendemains. Je vous remercie.

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